Molière, le Misanthrope, 1666

La chanson, art majeur ou art mineur IV. Archéologie d’une question 5/16
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Nous restons au XVIIè siècle, le grand siècle classique, qui développa l’art français « majeur » (ou alors il n’y a pas d’art majeur). Cet art était-il réservé à une élite ? Sans doute, c’était un art de cour. Mais en fait, dès le début du XVIIè, l’idée d’un art pour le peuple existait. Jean Chapelain, autorité littéraire à l’époque, un des premiers académiciens, écrivait en 1640 à Jean-Louis Guez de Balzac : « le peuple, pour qui est faite la poésie ». Je tire la citation d’un livre d’André Gide, Attendu que…, aimablement prêté par Patrick Hannais, abonné au Jardin (d’ailleurs, allez voir le programme de ses lectures de Gide, Camus, Giono, etc, ici). Gide lui-même tire la citation du Tome XII des Causeries du lundi de Saint-Beuve, je l’ai cherchée en vain sur Gallica, j’espère qu’aucun tuyau n’est percé en cette étrange affaire.

Gide signale aussi un passage de la Lettre à l’Académie Française, de Fénelon, cette fois je l’ai retrouvé.

Ronsard avait trop entrepris tout à coup. Il avait forcé notre langue par des inversions trop hardies et obscures; c’était un langage cru et informe. Il y ajoutait trop de mots composés, qui n’étaient point encore introduits dans le commerce de la nation : il parlait français en grec, malgré les Français mêmes. Il n’avait pas tort, ce me semble, de tenter quelque nouvelle route pour enrichir notre langue, pour enhardir notre poésie, et pour dénouer notre versification naissante. Mais, en fait de langue, on ne vient à bout de rien sans l’aveu des hommes pour lesquels on parle. On ne doit jamais faire deux pas à la fois; et il faut s’arrêter dès qu’on se voit pas suivi par la multitude. La singularité est dangereuse en tout : elle ne peut être excusée dans les choses qui ne dépendent que de l’usage.

Même l’académisme le plus élitiste se souciait donc du « peuple » ou de « la multitude » à cette époque. Paradoxalement, c’était en un sens sa vocation : l’édification d’une langue uniformisée, centralisée, c’est un projet assez démocratique ou socialiste dans ses finalités si on me pardonne cet anachronisme. Le foisonnement anarchique de la Renaissance, quoique plus charmant, était bien plus élitiste : néologismes, érudition, maitrise du latin et du grec, universalisme, tels étaient ses mamelles… L’époque des « amis choisis par Montaigne et La Boétie » comme le chantait Brassens. En ce sens, il ne faut pas s’étonner de voir un auteur de gauche, Francis Ponge, écrire un hommage (assez délirant d’ailleurs) au poète des rois, Malherbe : Pour un Malherbe, déjà cité dans le billet précédent. On peut y lire :

On nous a un peu trop battu et rebattu les oreilles de Villon, Scève, Ronsard, Sponde, d’Aubigné, Théophile, etc. : chanteurs, grogneurs, geigneurs ou roucouleurs. Il faut remettre chacun à sa place.

Merci Monsieur Ponge de remettre les chanteurs à leur place : grogneurs, geigneurs, roucouleurs, chacun retrouvera son préféré… Toujours est-il que vers le milieu du XVIIè siècle les principaux personnages de la pièce de théâtre « la chanson est-elle un art majeur ? » sont presque tous entrés en scène : l’artiste, l’académie, l’élite, le peuple, la multitude, le grand art, la poésie, la langue française. Avec Molière entrera même en scène un personnage secondaire destiné à prendre ensuite de l’importance : le Bourgeois, si bête que même un bourgeois peut s’en rendre compte, et qui se ridiculise en s’essayant au grand art.

Je note au passage plusieurs points communs entre la France du début du XVIIè siècle et l’époque de Béart/Gainsbourg, la deuxième moitié du XXè siècle : pays sorti d’un traumatisme existentiel (guerres de religions / seconde guerre mondiale), stabilité politique retrouvée, grand foisonnement dans la langue (pléiade / surréalisme) et angoisse de voir le français devenir une langue morte. On avait déjà noté dans la série sur les poncifs en chanson les rapports entre la nouveauté de l’écriture de Boris Vian et la tentative de « néo-français » de Raymond Queneau. Je ne crois pas qu’il y ait de coïncidence à ce que ces tentatives soient contemporaines du Pour un Malherbe de Francis Ponge. Où l’on peut même lire une sorte de slogan à placer au fronton des chansons de Boris Vian : « Il faut snober les snobs eux-même. Il faut périodiquement désaffubler la poésie ».

Mais au milieu du XVIIè siècle, il manque encore un personnage, le principal, pour poser la question qui nous occupe dans cette série : La Chanson. La voilà, dans Le Misanthrope, de Molière. Je propose donc comme date de naissance de la question « la chanson est-elle un art majeur ? » : 4 juin 1666, première représentation du Misanthrope, avec la scène du sonnet d’Oronte.

Je vous résume : Oronte veut l’avis d’Alceste (le Misanthrope) à propos du sonnet qu’il a écrit. Voilà le sonnet, L’espoir.

L’espoir, il est vrai, nous soulage,
Et nous berce un temps notre ennui ;
Mais, Philis, le triste avantage,
Lorsque rien ne marche après lui !

Vous eûtes de la complaisance ;
Mais vous en deviez moins avoir,
Et ne vous pas mettre en dépense
Pour ne me donner que l’espoir.

S’il faut qu’une attente éternelle
Pousse à bout l’ardeur de mon zèle,
Le trépas sera mon recours.

Vos soins ne m’en peuvent distraire :
Belle Philis, on désespère,
Alors qu’on espère toujours.

C’est très mauvais, effet comique assuré… Alceste tergiverse, mais finit par rendre son avis :

Oronte.
Mais ne puis-je savoir ce que dans mon sonnet… ?
Alceste.
Franchement, il est bon à mettre au cabinet.

Je me demande si Molière fait référence à ce que Malherbe aurait dit dans une circonstance semblable, tel que rapporté par Tallemant des Réaux : « Il dit à un homme qui lui montra un méchant poème où il y avait pour titre : Pour le Roi, qu’il n’y avait qu’à ajouter : Pour se torcher le cul. ». D’autres anecdotes similaires trainent par-ci par-là. Dans Pour un Malherbe, Francis Ponge rapporte qu’au début de sa gloire, Malherbe fut invité par Philippe Desportes, poète officiel de la dynastie valoise finissante :

Desportes le reçut avec toute la civilité imaginable et lui dit qu’il lui voulait donner un exemplaire de ses Psaumes qu’il venait de faire imprimer. En disant cela, il se met en devoir de monter à son cabinet pour l’aller quérir. Malherbe l’arrête : « je les ai déjà vus. Ne vous donnez pas la peine. Ce potage vaut mieux que des psaumes ».

Revenons au Misanthrope. Alceste s’explique de son jugement sur le sonnet d’Oronte :

Le méchant goût du siècle, en cela, me fait peur.
Nos pères, tous grossiers, l’avoient beaucoup meilleur,
Et je prise bien moins tout ce que l’on admire,
Qu’une vieille chanson que je m’en vais vous dire :
Si le roi m’avoit donné
Paris, sa grand’ville,
Et qu’il me fallût quitter
L’amour de ma mie,
Je dirois au roi Henri :
« Reprenez votre Paris :
J’aime mieux ma mie, au gué !
J’aime mieux ma mie. »
La rime n’est pas riche, et le style en est vieux :
Mais ne voyez-vous pas que cela vaut bien mieux
Que ces colifichets, dont le bon sens murmure,
Et que la passion parle là toute pure ?

Voilà le débat lancé : chanson ou poésie ? Et plutôt mal parti : difficile de trancher entre deux textes aussi mauvais l’un que l’autre. Dans Attendu que…, André Gide note :

Il y a toujours et pour tout, en France (et tant mieux !), deux pôles, deux tendances, deux partis; et, pour ce qui nous occupe : celui de la poésie réfléchie (c’est dire à la fois : de réflexion et de reflet) et celui de la poésie directe : celui du sonnet d’Oronte et celui de la Chanson du roi Henri. Je vous avoue que je ne trouve pas si ridicule le Sonnet d’Oronte et suis bien prêt de préférer :
L’espoir, il est vrai, nous soulage,
Et nous berce un temps notre ennui
à :
Si le Roi m’avait donné
Paris sa grande ville
qui n’est, entre nous soit dit, pas grand-chose.

Comme chanson du jour, que diriez-vous de Mireille Mathieu, encore jamais passée dans ce misérable blog ? 762 billets pour en arriver à cette extrémité… Molière.

Le Misanthrope, pièce intégrale.

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François de Malherbe vint

La chanson, art majeur ou art mineur IV. Archéologie d’une question 4/16
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Ce n’est donc qu’à partir de l’an 1600 environ que : l’Anglais bouté hors de France depuis longtemps, la Bourgogne et la Bretagne ingurgitées et le protestant massacré, la France va enfin pouvoir consacrer deux siècles de relative stabilité politique à des questions sérieuses comme l’orthographe ou les règles de la versification. Au XVIIè siècle on commence à trouver des textes qui nous intéressent directement. Mais patience, on verra ces textes dans le prochain billet.

Étudions d’abord comment s’élabore un « art majeur » au début du XVIIè siècle. L’acteur principal de son édification est le poète François de Malherbe. Il ne publie pas d’ouvrage théorique ni de manifeste. Mais il pratique, le premier et le mieux, les strictes règles poétiques qui ont perduré jusqu’aujourd’hui, qu’on retrouve même dans certaines chansons de Brassens (Pénélope ou Supplique pour être enterré sur la plage de Sète sont de bons exemples) : alexandrin coupé en deux hémistiches, alternance de rime masculine et rime féminine, rime riche. Voyez Prière pour le Roy Henry le Grand allant en Limozin (texte intégral ici). L’extrait illustre bien le vers classique, mais aussi ce que je disais au paragraphe précédent sur la stabilité politique, l’autorité et « l’excellence des arts ».

Loin des mœurs de son siècle il bannira les vices,
L’oisive nonchalance et les molles délices,
Qui nous avaient portés jusqu’aux derniers hasards ;
Les vertus reviendront de palmes couronnées,
Et ses justes faveurs aux mérites données
Feront ressusciter l’excellence des arts.

La foi de ses aïeux, ton amour et ta crainte,
Dont il porte dans l’âme une éternelle empreinte,
D’actes de piété ne pourront l’assouvir ;
II étendra ta gloire autant que sa puissance,
Et, n’ayant rien si cher que ton obéissance,
Où tu le fais régner il te fera servir.

Tu nous rendras alors nos douces destinées ;
Nous ne reverrons plus ces fâcheuses années
Qui pour les plus heureux n’ont produit que des pleurs.
Toute sorte de biens comblera nos familles,
La moisson de nos champs lassera les faucilles,
Et les fruits passeront la promesse des fleurs.

C’est un peu solennel pour notre goût moderne, mais c’est absolument carré, beau comme un jardin à la française, pas un poil ne dépasse : chaque vers est d’un balancement égal, chaque rime est riche, recherchée et bien amenée. C’est agréable à lire pour peu qu’on prenne garde à ces détails. Autre aspect remarquable : ce texte nous est absolument clair : aucun mot n’est vieilli, la syntaxe est limpide, à comparer avec les textes du dernier billet, écrits seulement quelques années auparavant. En un sens Malherbe a édifié la langue française telle qu’on l’écrit encore : son vocabulaire, ses tournures. En toute modestie, Malherbe écrivait lui-même cette prophétie vérifiée jusqu’aujourd’hui : « Ce que Malherbe écrit dure éternellement ». Francis Ponge dans son livre Pour un Malherbe, paru en 1965, ajoute :

À peine Malherbe eut-il disparu, il fallut le remplacer par quarante personnes. Encore, n’y parvint-on pas. Voilà l’origine de l’Académie française.

Ponge, qui tenait donc Malherbe pour une sorte de dieu, au point d’inventer cette origine fantaisiste de l’Académie, rapporte cette citation de Sainte-Beuve :

Son genre d’esprit et de génie avait besoin d’ailleurs d’un régime fixe et régulier; l’ordre public rétabli par Henri IV devait naturellement appuyer et précéder cet ordre tout nouveau à établir également dans les lettres et dans les rimes.

Après quoi Ponge ajoute :

Ici je ne suis plus du tout d’accord. Il me semble avéré, au contraire, que l’ordre dans les lettres, c’est-à-dire dans les paroles (et donc dans les idées) précède généralement l’ordre dans les institutions.

Je vous laisse à vos méditations sur ces pensées profondes… En tout cas, Malherbe a eu une influence profonde sur tout le XVIIè siècle. Vous connaissez sûrement le dicton « Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement, et les mots pour le dire arrivent aisément. ». Mais saviez-vous qu’au départ, il faisait référence à Malherbe ? Nicolas Boileau, L’art poétique, chant I.

Enfin Malherbe vint, et, le premier en France,
Fit sentir dans les vers une juste cadence,
D’un mot mis en sa place enseigna le pouvoir,
Et réduisit la muse aux règles du devoir.

Par ce sage écrivain la langue réparée
N’offrit plus rien de rude à l’oreille épurée.
Les stances avec grâce apprirent à tomber,
Et le vers sur le vers n’osa plus enjamber.

Tout reconnut ses lois; et ce guide fidèle
Aux auteurs de ce temps sert encor de modèle.
Marchez donc sur ses pas; aimez sa pureté,
Et de son tour heureux imitez la clarté.

Si le sens de vos vers tarde à se faire entendre,
Mon esprit aussitôt commence à se détendre,
Et, de vos vains discours prompt à se détacher,
Ne suit point un auteur qu’il faut toujours chercher.

Il est certains esprits dont les sombres pensées
Sont d’un nuage épais toujours embarrassées;
Le jour de la raison ne le saurait percer.
Avant donc que d’écrire apprenez à penser.

Selon que notre idée est plus ou moins obscure,
L’expression la suit, ou moins nette, ou plus pure.
Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement,
Et les mots pour le dire arrivent aisément.

Surtout qu’en vos écrits la langue révérée
Dans vos plus grands excès vous soit toujours sacrée.
En vain vous me frappez d’un son mélodieux,
Si le terme est impropre, ou le tour vicieux;

Mon esprit n’admet point un pompeux barbarisme,
Ni d’un vers ampoulé l’orgueilleux solécisme.
Sans la langue, en un mot, l’auteur le plus divin
Est toujours, quoi qu’il fasse, un méchant écrivain

Tiens au fait, il faut que je trouve une chanson… Malherbe n’a pas trop inspiré nos poètes chanteurs du XXè siècle, mais en son temps, il a été mis en musique. Sur le départ de la vicomtesse d’Auchy, 1608, par Évelyne Dasnoy.

Pour conclure, des textes un peu plus légers de ce sacré Malherbe. On retient de lui une raideur toute académique, mais on peut aussi fouiller dans ses œuvres à la recherche de passages plus sentimentaux ou même sensuels :

Les voici de retour ces astres adorables,
Où prend mon océan son flux et son reflux ;
Soucis retirez-vous, cherchez les misérables,
Je ne vous connais plus.

Je vous propose aussi la Chanson chantée au ballet du triomphe du Pallas, en 1615. Pour la musique, voir ici, je n’ai pas trouvé d’enregistrement.

Cette Anne si belle,

Qu’on vante si fort,
Pourquoi ne vient-elle ?
Vraiment elle a tort.

Son Louis soupire
Après ses appas ;
Que veut-elle dire
De ne venir pas ?

S’il ne la possède
Il s’en va mourir ;
Donnons-y remède,
Allons la querir.

Assemblons, Marie,
Ses yeux à vos yeux :
Notre bergerie
N’en vaudra que mieux.

Hâtons le voyage ;
Le siècle doré
En ce mariage
Nous est assuré.

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