On approche de la conclusion de cette série. Mais pourquoi toutes ces chansons de boucher ? Le personnage du boucher a bien des agréments pour le parolier. La commodité du mythe d’abord : à l’instar du gitan ou de la putain, ce personnage récurrent ne requiert par d’explication, l’auditeur connait. Autre avantage, le ressort comique du contraste : le boucher amoureux, le boucher romantique, qu’est-ce qu’on rigole. Il ne reste pourtant qu’un mythe de seconde zone. Je pense que c’est en raison d’un point faible crucial : il n’est guère plaisant de s’identifier à un tel bouffre. Alors que chacun rêve quelque part d’être un peu gitan ou un peu pute n’est-ce pas.
La ficelle du boucher est un peu grosse. On peut le voir à plusieurs signes. D’abord, les grands de la chanson, les tout meilleurs à mon goût, n’ont pas leur chanson de viande : Jonasz, Gainsbourg, Renaud, Ferré, Brassens, Brel, Barbara, Nougaro, Souchon, Sanson, la fine fleur de l’élite, ils n’ont pas de chanson de boucherie. Quand on a quelque chose dire sur l’amour, la vie ou les fleurs, pourquoi faire une chanson sur les bouchers ? Et le sujet « boucherie » n’a pas sa « grande chanson ». Pas de Comme ils disent, pas de Complainte des filles de joie, pas d’Assassin assassiné, pas de Ne me quitte pas, etc. La chanson de boucherie est souvent aussi lourdingue que le personnage qu’elle prétend décrire, elle reste cantonnée aux faces B, à la bonne idée-recette pour farcir son répertoire, excellent exercice pour atelier d’écriture chansons au demeurant. Bon, quand même une grande exception à tout ce que je raconte : Les joyeux bouchers de Boris Vian, privilège de l’inventeur qui épuise presque tout le mythe en une seule chanson.
Je vous ai préparé pour ce billet le pire de la chanson bouchère. Un sketch d’abord, de Roger Pierre et Jean-Marc Thibault, Jolis bouchers.
La femme du boucher, c’est amusant et bien interprété, mais après toute une série de boucherie, c’est l’indigestion de viande.
Exemple d’écriture automatique bouchère, Pièce de viande par le groupe Les Trois Accords.
Touchons le fond. Jean-Pierre Coffe et Carla Bruni fabriquent du boudin.
Dans un commentaire Pierre C. de Paris nous propose une autre version de Je suis sous, toujours par son auteur Claude Nougaro. Avec Diane Dufresne dans le rôle de Marie-Christine, et puis Michel Jonasz et Bill Deraime qui dansent comme de sacrés soulards. La musique est de Jacques Datin.
Je me demande qui a écrit cet arrangement bien travaillé. Je penche pour Bernard Arcadio. D’après la bible de Serge Elhaïk, Les arrangeurs de la chanson française, les dates et le style ne collent pas trop mal. En plus, je pense qu’il est au piano sur la vidéo.
Puisque cette série adosse chaque chanson à un texte, je vous propose aussi quelques vers que me signale Patrick Hannais. Ils sont de Jean Le Houx, poète normand, auteur du Vaux de Vire, un recueil bachique de la fin du XVIe siècle.
Ayant le dos au feu et le ventre à table, Étant parmi les pots pleins de vin délectable, Ainsi comme un poulet Je me laisserai mourir de la pépie Quand en devrais avoir la face cramoisie Et le nez violet.
Quand mon nez deviendra de couleur rouge ou perse, Porterai les couleurs que chérit ma maîtresse : Le vin rend le teint beau ! Vaut-il pas mieux avoir la couleur rouge et vive, Riche de beaux rubis, que si pâle et chétive, Ainsi qu’un buveur d’eau ?
On m’a défendu l’eau, du moins en beuverie, De peur que je ne tombe en une hydropisie ; Je me perds, si j’en bois. En l’eau n’y a saveur ; prendrai-je pour breuvage Ce qui n’a point de goût ? mon voisin qui est sage Ne le fait, que je crois.
Qui aime bien le vin est de bonne nature. Les morts ne boivent plus dedans la sépulture. Hé ! qui sait s’il vivra Peut-être encor demain ? chassons mélancolie. Je vais boire d’autant à cette compagnie : Suive, qui m’aimera !
Retrouvez une édition intégrale du Vaux de Vire sur Gallica.
Jean Richepin était très ami avec Raoul Ponchon qu’on a déjà vu dans cette série. Ils sont même enterrés côté à côté. Il a dressé son portrait en quatre vers.
Tu sens le vin, Ô pâte exquise sans levain, Salut Ponchon, salut. Trogne, crinière, ventre, Ta bouche dans le foin de ta barbe est un antre, Où gloussent les chansons de la bière et du vin.
Dans vos yeux J’ai vu s’amasser l’ivresse Et d’une longue caresse J’ai clos vos grands cils soyeux. Mais cette ivresse fut brève Et s’envola comme un rêve De vos yeux.
Si tu me payes un verre, JeHaN et Claude Nougaro, sur un texte du grand Bernard Dimey.
Les Juifs et la chanson IV – Image des juifs dans la chanson 16/19
Je ne connais pas bien la chanson américaine, mais il me semble qu’en musique, juifs et noirs américains ont une histoire commune intéressante, déjà abordée dans le billet précédent. Moïse libérant les hébreux de l’esclavage dans la Bible a bien sûr trouvé un écho chez les esclaves noirs. Il y en a un célèbre témoignage en chanson, par Louis Armstrong (qui a d’ailleurs été recueilli par une famille juive dans sa jeunesse… il paraît même qu’il parlait un peu le yiddish, mais je n’ai pas trouvé d’information très probante là-dessus).
Go down Moses
Noter que dans la célèbre transposition de Claude Nougaro, les références à la bible ou à l’esclavage, moins riches de sens pour le public français, disparaissent. L’accent est mis sur Armstrong lui-même et sur le racisme. Armstrong.
Le chant de lutte des juifs polonais pendant le génocide, Zot Nit Keynmol, a été repris par Paul Robeson. Song of the Warsaw ghetto.
Les Juifs et la chanson IV – Image des juifs dans la chanson 2/19
Quand le mot « juif » apparaît dans une chanson, c’est rarement pour désigner un personnage particulier, ou pour souligner une qualité prêtée aux juifs. On va le voir dans ce billet, le « juif » dans la chanson est souvent abstrait, insipide, à l’antipode du « gitan », personnage récurrent à la personnalité forte et affublé de nombreuses qualités (voir ici). Il y a peu d’exceptions, retournez voir le billet consacré à Georges Moustaki pour en trouver une (ici).
« Juif » apparaît donc souvent dans des chansons énumératives, avec d’autres peuples, ou simplement adossé au nom d’une autre ethnie, comme pour se mettre à distance d’un antagonisme ou pour dissiper toute suspicion de racisme. Dans ce contexte, « juif » et « arabe » sont souvent cités ensemble, l’un justifiant l’autre et inversement, ou l’excusant. Les exemples sont assez nombreux et chacun peut interpréter le phénomène selon sa paranoïa propre, je vous laisse à vos méditations.
Plus belle chanson de la collection, Claude Nougaro, Sonnet à Mouloudji. Vous noterez que techniquement, il ne s’agit pas d’un sonnet, puisque l’avant-dernière strophe contient quatre vers, et que dans la dernière un vers ne rime avec aucun autre, sans que cela ne produise aucune gêne à l’écoute, c’est le génie créatif de Nougaro.
On me prend pour vous On vous prend pour moi Ressemblance féconde Du Juif et de l’Arabe
Kabyle de la Butte Sarrazin de Toulouse Ainsi se répercutent Dans du noir et du rouge
Je serais anarchiste Comme vous, cher frangin, S’il n’y avait là, qui geint Dans ma vierge âme bistre
Un ange, qu’on ne peut nier Et qui tient à nous mettre Dans le même panier
Chanson la plus surprenante dans notre étude, magnifique exemple de chanson énumérative : Le zizi de Pierre Perret, seul tube que j’ai trouvé pour cette série (et en sens seul véritable « tube » de toute la chanson française).
Celui d’un marin breton Qui avait perdu ses pompons Et celui d’un juif cossu Qui mesurait le tissu Celui d’un infirmier d’ambulance Qui clignotait dans les cas d’urgence
Le mot « juif » apparaît parfois dans des listes de victimes du racisme, comme dans Monsieur Machin de Nino Ferrer.
Vous n’aimez pas les nègres Vous n’aimez pas les juifs Vous aimez les gueuletons Dimanche après la messe Monsieur Machin, vous êtes mort en naissant
Ou encore, Cannabis, toujours de Nino Ferrer.
La crasse et le vide La gueule et l’angoisse La guerre aux métèques Nègres, Juifs ou chiens Ça n’fait rien
Pour dénoncer la télé-poubelle, Louis Chedid va même jusqu’à mettre dans le même sac racistes et victimes du racisme, dans Reality-Show.
Je m’adresse à tous les charognards Qui tirent sur la corde sensible Les chasseurs de sensationnel Vautours de la télé-poubelle Qui mélangent dans le même shaker Juifs, skins, nazis, beurs
Plus positivement, les juifs sont souvent cités dans des chansons célébrant l’unité du genre humain. Par exemple dans Mélangez-vous Pierre Perret.
Femme pleine de grâce Quand l’étranger à l’entour de ta maison passe Noir, Blanc, Juif ou Berbère Laisse ton cœur désigner celui qu’il préfère
Ou encore dans J’ai embrassé un flic de Renaud.
Nous étions des millions Entre République et Nation Protestants et catholiques Musulmans, juifs et laïcs Sous le regard bienveillant De quelques milliers de flics
Ou encore dans Oye Sapapaya de Doc Gyneco
Je suis nègre, juif et communiste Allez leur dire aux lepénistes
Dans la géographie imaginaire de Jacques Brel (voir ici), il y a une petite place pour les juifs et les noirs. « Ni le courage d’être juif, ni l’élégance d’être nègre » dit-il dans Voir un ami pleurer. J’observe que le judaïsme est très discret dans l’œuvre de Brel, mais s’il respecte la règle non-écrite consistant à toujours évoquer « juif » avec un autre peuple, il est aussi le seul de tout ce billet qui n’est pas dans une neutralité complète, puisque fidèle à son habitude de prêter une personnalité à tel ou tel peuple, il associe « juif » à une qualité.
Hubert-Félix Thiéfaine utilise aussi le mot juif dans une chanson énumérative. Le titre de la chanson est peut-être une provocation (Je suis partout était un journal antisémite sous l’occupation)… mais peut-être pas, à partir d’une certaine dose de THC dans le sang, c’est difficile de savoir. La chanson aurait eu sa place dans la série sur la Shoah si je l’avais trouvée à temps. Je suis partout.
je suis partout dans le héros, dans le vainqueur le médaillé qui fait son beurre dans la fille tondue qu’on trimbale à poil devant les cannibales dans le train Paris-gare d’Auschwitz entre les corps des amants juifs dans ces millions d’enfants gazés qu’on voudrait me faire oublier je suis partout partout partouze tendresse en s.o.s. eros über alles
Pour conclure ce billet, Philippe Katerine, dont je réalise petit à petit en travaillant à mon blog que toute l’œuvre est une sorte d’analyse critique de la chanson, pousse le dispositif jusqu’à l’absurde dans Juifs Arabes.
La chanson, art majeur ou art mineur VI. Musique classique, chanson, et réciproquement, 13/18 1 – 2 – 3 – 4 – 5 – 6 – 7 – 8 – 9 – 10 – 11 – 12 – 13 – 14 – 15 – 16 – 17 – 18
Le Jardin a déjà consacré deux séries aux compositeurs de (et pas de) Nougaro. Ici et là. Sans toutefois passer sa seule chanson dont la musique soit tirée du répertoire classique, Armé d’amour, paroles de Claude Nougaro, sur une musique de Robert Schumann.
En fait, l’original est un arrangement de Jean-Claude Vannier.
Et voilà l’original de l’original, Blumenstück opus 19, en ré bémol majeur.
Lieux possibles, impossibles et imaginaires de la chanson 3/17
On parlait de Michel Legrand dans le précédent billet. Ce petit gars de Ménilmontant n’a pas chanté son quartier natal (à ma connaissance). Mais il a écrit pour Claude Nougaro la musique de son probable quartier final. Le paradis.
On aborde maintenant le cœur de la question. La chanson serait un art facile, rudimentaire, brut, populaire. Opposée à la musique savante, élitiste, ou aux raffinements de la poésie. L’opposition est assez stérile, propice à des péroraisons sans fin : oui on aime Johnny, mais c’est mineur, mais c’est national (sans payer d’impôt), donc c’est bien, donc c’est pas bien, donc oui on peut aimer puisque c’est pas bien car national, mais non il ne faut pas, mais oui, en fait c’est majeur, c’est quand même Johnny merde !! Ah, Johnny… quand j’étais au service militaire, je jouais Le pénitencier à la guitare, et des compagnons de chambrée me le redemandaient encore et encore en disant « qu’est-ce que c’est beau », souvenir authentique. C’est vrai qu’enfermé dans une caserne, ça prend du sens.
Dans cette série, je propose plutôt une déambulation sans but dans le passé, en quête de citations des meilleurs auteurs qui seront nos guides. Depuis quand se demande-t-on si l’art est destiné à une élite ou à tous ? Depuis quand oppose-t-on poésie et chanson ? Grande musique et chanson ? Et pour préférer laquelle des deux ?
On commence dès aujourd’hui avec des extraits des Grenouilles d’Aristophane. On est en 405 avant J.-C., ce sont les citations les plus anciennes que j’ai trouvées qui comparent chanson (bonne ou mauvaise), poésie, etc. Les notions d’art majeur et mineur, voire même d’art tout court, sont peut-être anachroniques, mais c’est tout le charme du passé justement. Vous découvrirez qu’à l’époque, ce qu’on appellerait « art majeur », c’était l’art inspiré par les dieux ou les muses. Et « l’art mineur », plutôt un fatras de chansons populaires : de porteur d’eau, de courtisane, etc.
DIONYSOS. Qu’est-ce que ce phlattothrat ? Vient-il de Marathôn, ou bien as-tu recueilli les chansons d’un tireur d’eau ?
ÆSKHYLOS. Moi, j’ai ajouté de la beauté à ce qui était beau, pour ne point paraître faucher dans la prairie sacrée des Muses le même gazon que Phrynikhos. Lui, il emprunte au langage des courtisanes, aux skolies de Mélétos, aux airs de flûte kariens, aux thrènes, aux airs de danse. Cela sera bientôt mis en évidence. Qu’on m’apporte une lyre ! Mais à quoi bon une lyre pour lui ? Où est la joueuse de coquilles ? Viens ici, Muse d’Euripidès ; à toi revient la tâche de moduler ces vers.
Plus loin, Dionysos veut comparer le génie d’Euripide à celui d’Eschyle. Il renonce à s’appuyer sur leurs chants (un art trop « mineur » peut-être ?). Il décide plutôt de comparer leurs vers, en les pesant dans une balance, comme du fromage !
DIONYSOS. Laissez là les chants.
ÆSKHYLOS. J’en ai moi-même assez. Je veux maintenant le mettre en face de la balance, qui, seule, fera connaître la valeur de notre poésie et déterminera le poids de nos expressions.
DIONYSOS. Approchez donc, puisque je dois apprécier le génie des deux poètes en marchand de fromage.
Texte intégral, ici. Et pour bien commencer la série, une chanson de Claude Nougaro, Art mineur.
Mai 68 V, Les nostalgiques de Mai 68, 4/11 1 – 2 – 3 – 4 – 5 – 6 – 7 – 7bis – 8 – 9 – 10 – 11
La plus belle chanson évoquant Mai 68 est probablement Paris mai, de Claude Nougaro. La première série débutait par la question de savoir si une chanson en particulier symbolisait Mai 68. S’il y en a une, c’est probablement celle-là, en tout cas, moi je vote pour elle (sauf que « élections piège à con, faisons la révolution » évidemment).
Hypothèse sur ce qui a empêché cette chanson de devenir un véritable hymne populaire : elle est très difficile à chantonner (à comparer avec Le temps des cerises par exemple). Allez, au boulot les auteurs de chanson : troussez-nous en une que tout le monde chantonnera, il est encore temps, tout le monde adore Mai 68.