Dire « dire » : ce qu’en dit Brassens

Peut-on chanter en français – 11bis

Dans le billet consacré à Cole Porter, j’ai eu le malheur de dire (ou de dir-euh) que « Tout dire dans des vers de six pieds » est un octosyllabe. Ce à quoi Pierre Delorme et Patrick Hannais m’ont rétorqué qu’il s’agit techniquement d’un vers de neuf pieds, puisque « dire » compte en théorie pour deux syllabes. Je les remercie pour leur vigilance.

Évidemment, en chanson, on peut souligner ou pas les « e » muets. C’est une question de respect des règles, de goût, de mode, de cohérence entre musique et paroles, de sonorité, bref de technique d’écriture, on peut ergoter sans fin. Mais partant du principe que la règle est avant tout le reflet des meilleures pratiques et non l’inverse, je me suis demandé comment un auteur qu’on ne peut suspecter de nonchalance versificatoire, à savoir Georges Brassens, abordait la prononciation du verbe « dire » à l’infinitif dans ses chansons. À ma grande surprise, j’ai dénombré pas moins de quarante-deux chansons du bon maître où l’on dit « dire », ce qui fait que l’échantillon a une certaine significativité statistique. Je ne sais pas si un seul parolier est aussi prodigue de « dire »… Brassens serait le chanteur du dire, je vous laisse à vos conjectures sur ce surprenant phénomène dont je ne sais s’il a déjà été noté.

Malgré des données assez substantielles, la question de la prononciation de « dire » chez Brassens reste assez complexe. Il y a plusieurs subtilités : est-ce que « dire » est en fin de vers ou pas ? Est-ce qu’il est suivi d’une voyelle ou d’une consonne ? Est-ce que Brassens a décidé lui-même, ou est-ce qu’il adapte un poète ? Est-ce que Brassens a écrit lui-même une musique, et si oui, a-t-il enregistré la chanson, seule preuve irréfutable de la manière dont il dit « dire » ? Revue de détails ci-dessous, et le score final sera tout au bout du suspense.

Je commence par trois chansons qui ne comptent pas vraiment, puisque ce sont des adaptations de poètes. Dans Pensées des morts (adaptée d’Alphonse de Lamartine) et Les Oiseaux de passage (adaptée de Jean Richepin), « dire » compte bien pour deux syllabes. Pensées des morts a une structure de rimes assez irrégulière (A-B-A-B-C-C-D-E-E-D) et est écrite en vers de sept pieds. Brassens en transforme certains en octosyllabes prononçant des « e » muets en fin de vers, ce qu’a priori il ne faudrait pas faire lors d’une lecture sans musique. Allez y comprendre quelque chose.

Extrait de la chanson numéro 1 de notre échantillon, Pensées des morts :
C’est l’ombre pâle d’un père
Qui mourut en nous nommant ;
C’est une sœur, c’est un frère
Qui nous devance un moment,
Tous ceux enfin dont la vie
Un jour où l’autre ravie,
Emporte une part de nous,
Semblent dire sous la pierre :
« Vous qui voyez la lumière,
De nous vous souvenez vous ? »


Extrait de la chanson numéro 2 de notre échantillon, Les oiseaux de passage :
Elle a fait son devoir c’est-à-dire que oncques
Elle n’eut de souhait impossible, elle n’eut
Aucun rêve de lune, aucun désir de jonque
L’emportant sans rameur sur un fleuve inconnu.


Dans Le roi boiteux, le « e » muet est aussi souligné. C’est assez étrange, parce qu’avec « dire » en fin de vers, ça n’est pas obligatoire, voire même interdit. Et en plus, ça transforme l’octosyllabe en vers de 9 pieds, en contradiction avec la métrique apparente du texte ! Mais quand le sujet est boiteux, pourquoi le roi ne le serait-il pas (je parle du roi des chanteurs bien sûr)… L’auteur des paroles est Gustave Nadaud, qui avait la particularité exceptionnelle pour son époque d’être auteur-compositeur-interprète. Hélas, je crois que la musique originale du Roi boiteux est perdue, et il n’y a évidemment pas d’enregistrement. On ne saura peut-être jamais s’il prononçait son « e » muet.

Extrait de la chanson numéro 3 de notre échantillon, Le roi boiteux :
Tout le monde se mit à rire,
Excepté le roi qui, tout bas,
Murmura : »Monsieur, qu’est-ce à dire ?
Je crois que vous ne boitez pas. »

J’aborde maintenant le cas particulier des sept chansons de Brassens où « dire » tombe à la fin d’un vers. Comme Patrick Hannais le rappelle dans son commentaire, souligner le « e » muet n’est alors pas obligatoire, ou incorrect. Effectivement, dans Histoire de faussaire, le « e » final de « dire » n’est pas souligné. C’est plus ou moins obligatoire à cause de la rime avec « mentir ».

Extrait de la chanson numéro 4 de notre échantillon, Histoire de faussaire :
En l’occurrence Cupidon
Se conduisit en faux-jeton,
En véritable faux témoin,
Et Vénus aussi, néanmoins
Ce serait sans doute mentir
Par omission de ne pas dire
Que je leur dois quand même une heure
Authentique de vrai bonheur.


Mais dans pas moins de quatre chansons, à savoir À l’ombre des maris, Le bulletin de santé, Le vin et Pauvre Martin, le « e » final de « dire » est bien souligné, même en fin de vers ! Sans toutefois compter dans le nombre de pieds.

Extrait de la chanson numéro 5 de notre échantillon, À l’ombre des maris :
À l’ombre des maris, mais cela va sans dire,
Pas n’importe lesquels, je les trie, les choisis.
Si madame Dupont, d’aventure, m’attire,
Il faut que, par surcroît, Dupont me plaise aussi !


Extrait de la chanson numéro 6 de notre échantillon, Le bulletin de santé :
Qu’on me comprenne bien, j’ai l’âme du satyre
Et son comportement, mais ça ne veut point dire
Que j’en aie le talent, le génie, loin s’en faut !
Pas une seule encor’ ne m’a crié : « Bravo ! »


Extrait de la chanson numéro 7 de notre échantillon, Le vin :
Jadis, aux enfers,
Certes, il a souffert,
Tantale,
Quand l’eau refusa
D’arroser ses a-
Mygdales
Être assoiffé d’eau,
C’est triste, mais faut
Bien dire
Que l’être de vin,
C’est encore vingt
Fois pire…


Extrait de la chanson numéro 8 de notre échantillon, Pauvre Martin :
Il creusa lui-même sa tombe
En faisant vite, en se cachant,
En faisant vite, en se cachant,
Et s’y étendit sans rien dire
Pour ne pas déranger les gens


Je laisse ouverte la question pour Le pince-fesse et Le sein de chair et le sein de bois, textes que Brassens n’a pas mis en musique et qu’a fortiori il n’a pas chanté. Il sont en alexandrins et decasyllabes, et il serait curieux de souligner le « e » final. Mais Brassens l’aurait sans doute fait si on se réfère aux chansons passées jusqu’ici.

Extrait de la chanson numéro 9 de notre échantillon, Le pince-fesse :
Les fesses, ça me plaît, je n’crains pas de le dire,
Sur l’herbe tendre j’aime à les faire bondir.
Dans certains cas, je vais jusqu’à les botter mais
Dieu m’est témoin que je ne les pince jamais.

Extrait de la chanson numéro 10 de notre échantillon, Le sein de chair et le sein de bois :
Après avoir fait son devoir de mère,
Gorgé de lait notre dernier blanc-bec,
Ma femme constata, surprise amère,
Qu’il avait tété la mamelle avec.
Le cœur rongé, c’est le cas de le dire,
La malheureuse criait comme un putois.
Le lendemain, pour calmer son délire,
Je lui fis faire un nouveau sein de bois.

J’aborde maintenant les dix-sept chansons de Brassens ou « dire » n’est pas en fin de vers, mais suivi d’une voyelle, ce qui fait que souligner le « e » muet crée un hiatus désagréable. La règle est alors de compter « dire » pour une syllabe, ce qui est bien le cas dans toutes les chansons effectivement chantées par Brassens, à savoir Brave Margot, Il suffit de passer le pont, L’épave, La messe au pendu, La tondue, Le gorille, Maman papa, Trompe la mort, Vénus Callipyge, Supplique pour être enterré sur la plage de Sète et Mourir pour des idées. Détails ci-dessous.

Extrait de la chanson numéro 11 de notre échantillon, Brave Margot :
Le chat la prenant pour sa mère
Se mit à téter tout de go
Émue, Margot le laissa faire
Brave Margot
Un croquant passant à la ronde
Trouvant le tableau peu commun
S’en alla le dire à tout l’ monde
Et le lendemain…

Extrait de la chanson numéro 12 de notre échantillon, Il suffit de passer le pont :
Ding ding dong ! les matines sonnent
En l’honneur de notre bonheur,
Ding ding dong ! faut l’dire à personne :
J’ai graissé la patte au sonneur.

Extrait de de la chanson numéro 13 de notre échantillon, L’épave :
Et j’étais là, tout nu, sur le bord du trottoir
Exhibant, malgré moi, mes humbles génitoires.
Une petit’ vertu rentrant de travailler,
Elle qui, chaque soir, en voyait une douzaine,
Courut dire aux agents : « J’ai vu quelque chose d’obscène ! »
Ça n’ fait rien, il y a des tapins bien singuliers…

Extrait de la chanson numéro 14 de notre échantillon, La messe au pendu :
Et, plein d’une sainte colère,
Il partit comme à l’offensive
Dire une grand’ messe exclusive
À celui qui dansait en l’air.

Extrait de la chanson numéro 15 de notre échantillon, La tondue :
J’aurais dû prendre un peu parti pour sa toison,
Parti pour sa toison,
J’aurais dû dire un mot pour sauver son chignon,
Pour sauver son chignon

Extrait de la chanson numéro 16 de notre échantillon, Le gorille, avec une particularité étrange : le verbe « dire » est dans une citation, alors qu’en général, il introduit une citation.
« Bah ! soupirait la centenaire,
Qu’on puisse encor’ me désirer,
Ce serait extraordinaire,
Et, pour tout dire, inespéré ! »

Extrait de la chanson numéro 17 de notre échantillon, Maman, papa :
Maman, maman, je préfère à mes jeux fous,
Maman, maman, demeurer sur tes genoux,
Et, sans un mot dire, entendre tes refrains charmants,
Maman, maman, maman, maman.

Extrait de la chanson numéro 18 de notre échantillon, Trompe la mort :
Et si j’ai l’air moins guilleret,
Moins solide sur mes jarrets,
Si je chemine avec lenteur
D’un train de sénateur,
N’allez pas dire : « Il est perclus »
N’allez pas dire : « Il n’en peut plus « ,
C’est rien que de la comédie,
Que de la parodie

Extrait de la chanson numéro 19 de notre échantillon, Vénus callipyge :
Votre dos perd son nom avec si bonne grâce,
Qu’on ne peut s’empêcher de lui donner raison.
Que ne suis-je, Madame, un poète de race,
Pour dire à sa louange un immortel blason.

Extrait de la chanson numéro 20 de notre échantillon, Supplique pour être enterré à la plage de Sète :
Mon caveau de famille, hélas, n’est pas tout neuf.
Vulgairement parlant il est plein comme un œuf
Et, d’ici que quelqu’un n’en sorte,
Il risque de se faire tard et je ne peux
Dire à ces braves gens : « Poussez vous donc un peu !
Place aux jeunes ! » en quelque sorte.

Extrait de la chanson numéro 21 de notre échantillon, Mourir pour des idées :
Dans presque tous les camps on en voit qui supplantent
Bientôt Mathusalem dans la longévité.
J’en conclus qu’ils doivent se dire, en aparté :
« Mourons pour des idées, d’accord, mais de mort lente,
D’accord, mais de mort lente. »

Je la laisse la question ouverte pour La visite, L’antéchrist, S’faire enculer, Le vieux Normand, L’orphelin et Discours de fleur que Brassens n’a pas chantées.

Extrait de la chanson numéro 22 de notre échantillon, La visite :
On venait pas les sermonner,
Tenter de les endoctriner,
Pas leur prendre leur site.
On venait leur dire en passant,
Un petit bonjour innocent,
On venait en visite.

Extrait de la chanson numéro 23 de notre échantillon, L’antéchrist :
En se sacrifiant, il sauvait tous les hommes.
Du moins le croyait-il ! Au point où nous en sommes,
On peut considérer qu’il s’est fichu dedans.
Le jeu, si j’ose dire, en valait la chandelle.
Bon nombre de chrétiens et même d’infidèles,
Pour un but aussi noble, en feraient tout autant.

Extrait de la chanson numéro 24 de notre échantillon, S’faire enculer :
Lâcher ce terme bas, Dieu sait ce qu’il m’en coûte,
La chose ne me gêne pas mais le mot me dégoûte,
Je suis désolé de dire « enculé ».

Extrait de la chanson numéro 25 de notre échantillon, Le vieux Normand :
Crosse en l’air ou bien fleur au fusil,
C’est à toi d’en décider, choisis !
À toi seul de trancher s’il vaut mieux
Dire « amen » ou « merde à Dieu ».

Extrait de la chanson numéro 26 de notre échantillon, L’orphelin :
Celui qui a fait cette chanson
A voulu dire à sa façon,
Que la perte des vieux est par-
Fois perte sèche, blague à part.
Avec l’âge c’est bien normal,
Les plaies du cœur guérissent mal.
Souventes fois même, salut !
Elles ne se referment plus.

Extrait de la chanson numéro 27 de notre échantillon, Discours de fleur :
Mais minuit sonnait déjà,
Lors en pensant que mes chats,
Privés de leur mou, peuchère,
Devaient dire : « Il exagère »,
Et saluant mes amies
Les fleurs je leur ai promis
Que je reviendrais bientôt.
Et vivent les végétaux !

On en arrive enfin au cœur de la question. Qu’en est-t-il quand « dire » est placé bien au milieu d’un vers et suivi d’une consonne ? Chante-on « dir-EUH » ou « dir’ » ? Maitre Brassens, venez-nous en aide. Le score est très serré ! Dans six chansons, Brassens dit « di-reuh », à savoir Tonton Nestor, Hécatombe, La guerre de 14-18, Trompettes de la renommée, Le pornographe et Le testament.

Extrait de la chanson numéro 28 de notre échantillon, Tonton Nestor :
Quand la fiancée,
Les yeux baissés,
Des larmes pleins les cils,
S’apprêtait à
Dire « oui da ! »
À l’officier civil,
Qu’est-c’ qui vous prit,
Vieux malappris,
D’aller, sans retenue,
Faire un pinçon
Cruel en son
Éminence charnue ?

Extrait de la chanson numéro 29 de notre échantillon, Hécatombe :
Jugeant enfin que leurs victimes
Avaient eu leur content de gnons,
Ces furies comme outrage ultime
En retournant à leurs oignons,
Ces furies, à peine si j’ose
Le dire tellement c’est bas,
Leur auraient mêm’ coupé les choses
Par bonheur ils n’en avaient pas.
Leur auraient mêm’ coupé les choses
Par bonheur ils n’en avaient pas.

Extrait de la chanson numéro 30 de notre échantillon, La guerre de 14-18 :
Est-ce à dire que je méprise
Les nobles guerres de jadis,
Que je m’ soucie comm’ d’un’ cerise
De celle de soixante-dix ?

Extrait de la chanson numéro 31 de notre échantillon, Trompettes de la renommée (qui compte aussi pour dire suivi d’une voyelle d’ailleurs, « dire » y est donc prononcé de deux manières différentes) :
Le ciel en soit loué, je vis en bonne entente
Avec le Père Duval, la calotte chantante,
Lui, le catéchumène, et moi, l’énergumène,
Il me laisse dire merde, je lui laisse dire amen.

Extrait la chanson numéro 32 de notre échantillon, Le pornographe :
Ma femme est, soit dit en passant,
D’un naturel concupiscent
Qui l’incite à se coucher nue
Sous le premier venu…
Mais
M’est-il permis, soyons sincères,
D’en parler au café-concert
Sans dire qu’elle a, suraigu,
Le feu au cul ?

Extrait de la chanson numéro 33 de notre échantillon, Le testament :
Avant d’aller conter fleurette
Aux belles âmes des damnées,
Je rêve d’encore une amourette,
Je rêve d’encore m’enjuponner…
Encore une fois dire : « Je t’aime »…
Encore une fois perdre le nord
En effeuillant le chrysanthème
Qui est la marguerite des morts.
En effeuillant le chrysanthème
Qui est la marguerite des morts.

Et dans cinq chansons, Brassens compte « dire » pour une seule syllabe, à savoir La ballade des cimetières, L’amandier, Le fossoyeur, Le mauvais sujet repenti, et Une jolie fleur.

Extrait de la chanson numéro 34 de notre échantillon, La ballade des cimetières :
Mais, seul, un fourbe aura l’audace,
De dire :  » J’ l’ai vu à l’horizon,
Du cimetière du Montparnasse,
À quatre pas de sa maison « .

Extrait de la chanson numéro 35 de notre échantillon, L’amandier :
Un écureuil en jupon
Dans un bond,
Un écureuil en jupon,
Dans un bond,
Vint me dire : « Je suis gourmande
Et mes lèvres sentent bon,
Et, si tu m’ donnes une amande,
J’ te donne un baiser fripon ! »

Extrait la chanson numéro 36 de notre échantillon, Le fossoyeur :
J’ai beau m’ dire que rien n’est éternel,
J’peux pas trouver ça tout naturel ;
Et jamais je ne parviens
A prendre la mort comme ell’evient…
J’suis un pauvre fossoyeur.

Extrait de la chanson numéro 37 de notre échantillon, Le mauvais sujet repenti :
Elle avait la taille faite au tour,
Les hanches pleines,
Et chassait le mâle aux alentours
De la Mad’leine…
À sa façon d’ me dire : « Mon rat,
Est-ce que j’te tente ? »
Je vis que j’avais affaire à
Une débutante…

Extrait de la chanson numéro 38 de notre échantillon, Une jolie fleur :
Jamais sur terre il n’y eut d’amoureux
Plus aveugle que moi dans tous les âges,
Mais faut dire qu’je m’étais crevé les yeux
En regardant de trop près son corsage…

Je laisse à la sagacité de lecteurs qui voudraient refaire le match quatre chansons non chantées par Brassens.

Extrait la chanson numéro 39 de notre échantillon, Le progrès :
Supplantés par des betteraves,
Les beaux lilas ! Les beaux lilas !
Sans mentir, il faut être un brave
Fourbe pour dire d’un ton grave,
Que le jardin du curé garde tout son éclat,
Tout son éclat.

Extrait la chanson numéro 40 de notre échantillon, Le myosotis :
Le myosotis
Braillait comme dix
Pour dire : »Hé là-bas,
Ne m’oubliez pas. »

Extrait de la chanson numéro 41 de notre échantillon, Les radis :
Certaines pécores futées dirent sans façons : « Nous, on s’en fiche
De cette pénurie, on emploie le radis postiche
Qui garantit
Du manque de radis. »

Dans la chanson numéro 42 de notre échantillon, il y a deux fois le verbe dire. Extrait de Tant qu’il y aura des Pyrénées :
Frapper le gros Mussolini,
Même avec un macaroni,
Le Romain qui jouait à ça
Se voyait privé de pizza.
Après le Frente Popular,
L’hidalgo non capitulard
Qui s’avisait de dire « niet »
Mourait au son des castagnettes.

J’ai conspué Franco, la fleur à la guitare,
Durant pas mal d’années ;
Faut dire qu’entre nous deux, simple petit détail,
Y avait les Pyrénées !

Donc, le résultat des élections est sans appel : six contre cinq. Lorsque « dire » n’est pas en fin de vers et suivi d’une consonne, la règle est bien de compter « dire » pour deux syllabes. Mais je note que la plupart des chansons s’abstiennent et comme en bien des élections, l’abstention est majoritaire. Les chansons pas contentes du résultat n’avaient qu’à voter. Bon, maintenant j’avoue : ce billet c’était en fait un pastiche du chapitre de Bouvard et Pécuchet (celui qui commence par « Ils écrivirent des chansons. Ils se demandèrent d’abord quelles étaient les règles pour compter les pieds, etc, etc ».) Qu’on se le dise.

Dernière chose : je me demande si je n’ai pas découvert La grande question sur la vie, l’univers et le reste.

Tous les thèmes

Échouer avec cette dignité grammaticale, procédurière

Peut-on chanter en français – 7

On lit aujourd’hui un extrait de la Lettre de Cole Porter à Alan Broderick, du 5 novembre 1934 (j’ai trouvé ça dans Variétés : littérature et chanson, sous la direction de Stéphane Audeguy et Philippe Forest. N°601 de la NRF).

Mes amis français, ceux qui ont des lettres et un livre en librairie, envient parfois la langue anglaise, sa superbe trivialité, ses diphtongues et ses triphtongues – je les vois se pencher par dessus les originaux de William Shakespeare pour tenter d’en trouver l’équivalent français, puis échouer avec cette dignité grammaticale, procédurière, typiquement parisienne. Ce qu’ils m’envient par dessus tout, ce sont mes monosyllabes, comme s’ils étaient la formule pour séduire les jolies filles et percer les secrets du monde : quelque chose que le diable aurait cédé aux Anglais en échange de leurs chansons. S’il n’y avait pas toutes ces monosyllabes, je devrais changer de métier, devenir philosophe allemand au lieu d’être simple parolier ; eux seuls me donnent ce pouvoir nonchalant de tout dire dans des vers de six pieds ; une fois traduit en français, mon Anything Goes aurait quelque chose de proustien : le sens de l’observation et le choix des verbes exacts, mais étalé comme une promenade le long d’un fleuve, après manger — (le déjeuner lui-même est accompli grammaticalement).

Avez-vous remarqué que « Tout dir’ dans des vers de six pieds » est un magnifique octosyllabe, bien rythmé, et constitué à 100% de ces fameux monosyllabes dont nous autres Français déplorons la cession par le diable aux Anglais ? Je vous propose deux version d’une célèbre chanson de Cole Porter utilisant quelques mots de français : My heart belongs to daddy. Par des chanteurs et chanteuses bien de chez nous. D’abord le duo Beau Catcheur et sa réjouissante walking bass, pardon basse marchante.

Puis par Colette Magny.

Tous les thèmes

Cole Porter avance masqué

La chanson, art majeur ou art mineur IV. Archéologie d’une question 13/16
1234567899bis10111213141516

Au début du XXè siècle s’opère un croisement intéressant entre art populaire et art savant. Avec la naissance du jazz et les débuts de l’industrie musicale d’une part, et le formalisme de la musique savante qui se détourne de plus en plus du public d’autre part, émerge un entre-deux : des compositeurs mi-savants, mi-populaires, parfois de formation classique, parfois autodidactes. Un de leur meilleurs représentants, le magnifique Michel Legrand nous a d’ailleurs quitté il y a peu. Cette tradition existait déjà avec l’opérette, mais au XXè siècle, elle s’autonomise de plus en plus de la musique classique. Je propose dans ce billet des passages de la correspondance de Cole Porter, compositeur brillant de l’entre-deux-guerres. Bel éclairage sur le travail d’un artiste américain, à la fois savant et populaire donc, whatever that means mister Porter.

Lettre de Cole Porter à Alan Broderick, du 21 septembre 1934, dans Variétés : littérature et chanson, sous la direction de Stéphane Audeguy et Philippe Forest. N°601 de la NRF.

(Nos idées ne sont jamais neuves, considérées l’une après l’autre : 2500 ans après Aristophane et quatre siècles après William Shakespeare, le dernier recours des créateurs de Broadway est encore l’art combinatoire : voilà pourquoi la plupart sont des plagiaires mélancoliques, et trompent leur mélancolie en jouant aux cartes.)

Afin d’écrire des succès par dizaine, je porte un masque — mes chansons elles aussi doivent porter un masque, pour trouver leur forme, pour avoir du caractère et donner de la voix dans des théâtres à trois mille places. Mon masque, tu le connais, c’est celui de Cole Porter, Américain à Paris, à New-York dandy gâté par les raffinements parisiens ; mon masque, c’est, à cause de ma demi-vie parisienne, le soupçon des pires turpitudes, l’amour avec un garçon boucher, ou pire encore l’habitude de tremper mon croissant dans le café.


Lettre de Cole Porter à Alan Broderick
, le 5 novembre 1934.

La virtuosité du paresseux, voilà ce qui me fait vivre : il m’a été donné de pouvoir me mettre au travail l’esprit limpide au lendemain d’une longue baignade au champagne, et ce qui me reste de fatigue rapporté du profond sommeil m’aide à trouver mes mots. J’ai aussi cette apparence de facilité en musique — elle est en vérité le résultat de ma roublardise, d’une patiente perversité de mélomane, de mon éducation, de l’assiduité aux concerts, du travail et du plaisir de compliquer une mélodie, comme on plie une feuille en douze, pour lui donner l’allure d’une chanson simple. Quand ils reprennent mes couplets a capella sur le chemin du retour, les spectateurs ne savent pas qu’ils tombent dans le piège de ma mélodie articulée sur des rythmes tordus ; ils ne savent pas non plus qu’ils se sortent de ce piège grâce à mon bon vouloir de compositeur, à la fois courtoisie, professionnalisme et quête du succès populaire : moi vivant, je ne laisserai jamais les auditeurs dans le désarroi : mes chansonnettes sont baroques, mais dans mon petit labyrinthe baroque, je me vante de faire danser sans souci monsieur Tout-le-monde.

Je ne sais pas si Porter fait référence au larvatus prodeo de Descartes avançant lui aussi « masqué ». Je vous passe Anything Goes, composé probablement vers l’époque de ces lettres.

La même chanson, par Cole Porter lui-même

Tous les thèmes

Cole Porter n’a rien composé pour Nougaro

Ils n’ont rien composé pour Nougaro 2/8
11bis23455bis66bis78

Dans le dernier billet, on se demandait pour Nougaro n’a pas utilisé de musique de Miles Davis. Peut-être parce que les musiques de Miles Davis ne conviennent pas à de la chanson ? Mais pourquoi n’a-t-il pas chanté sur du Cole Porter alors ? Car voilà un auteur-compositeur qui a trempé dans le jazz, la comédie musicale et la chanson… et qui a aussi réfléchi à la manière de marier musique populaire et savante, on en reparlera plus tard dans le blog.

Ella Fitzgerald, Let’s do it (let’s fall In love), paroles et musique de Cole Porter, très bonne chanson pour une veille de Saint-Valentin. Les paroles mi-sentimentales mi-grivoises ont quelque chose d’un contemporain de Porter, le parolier Albert Willemetz dont on reparle dans la prochaine série (patience). Je me demande s’ils se connaissaient…

Encore une composition de Cole Porter que j’aime bien (pour le rythme, la walking bass)… My heart belongs to daddy, par Marilyn Monroe, extrait du film Le milliardaire, qui s’appelle en anglais Let’s make love (j’ai vérifié dans le dictionnaire, c’est vraiment bizarre comme traduction). Avec Yves Montand. Désolé pour le montage de la vidéo, je n’ai rien trouvé d’autre sur Youtube. Avec des paroles de Nougaro, ça aurait été de la bombe !

En bonus, tout l’album Ella Fitzgerald sings the Cole Porter songbook !

Tous les thèmes