La reprise : un art majeur

La chanson, art majeur ou art mineur V. Les nanards de la chanson, 9/11
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Composer, écrire des chansons, voilà sûrement un art mineur : c’est Gainsbourg qui le dit. Mais les reprendre, leur apporter jeunesse, les magnifier, voilà un art majeur. Extrait de La musique et l’ineffable, de Vladimir Jankélévitch, philosophe et musicien :

Le créateur, l’exécutant qui est recréateur actif, l’auditeur qui est recréateur fictif participent tous les trois à une sorte d’opération magique : l’exécutant coopère avec le premier opérateur en faisant exister l’œuvre effectivement dans l’air vibrant pendant un certain laps de durée, et l’auditeur, recréateur tertiaire, coopère en imagination ou par des gestes naissants avec les deux premiers. Refaire, disions-nous, c’est faire, et le recommencement est parfois un vrai commencement […]
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La nuit, je mens, chanson d’Alain Bashung reprise par Cazoul. À force de l’écouter, je lui trouve quelques mérites, mon côté recréateur actif sans doute. D’ailleurs, pour une fois qu’une chanson parle de théorie des graphes (« voleur d’amphores au fond des cliques »).

Sinon, je me demande à quoi tient ce génie de la chanson pour le mauvais goût. Je dirais qu’entre tous les arts, la chanson est celui dans lequel on regarde l’artiste avant l’œuvre. C’est l’art de la sincérité, de l’identification par excellence. J’en tiens pour preuve l’hystérie des fans, phénomène qui concerne surtout la chanson (on y consacrera une série bientôt).

Autre indice : on juge souvent un chanteur sur l’authenticité du personnage qu’il incarne (encore une série en préparation). On reproche à Renaud de ne pas être un vrai loubard, à tel rappeur de ne pas venir d’une cité. Mais on congratule Daniel Guichard d’avoir vraiment perdu son père, qui était vraiment un prolo, Brel de vraiment avoir des problèmes avec les femmes, Barbara d’être vraiment amoureuse, d’avoir vraiment visité Göttingen, d’avoir vraiment perdu son père à Nantes, père qui avait vraiment abusé d’elle. Quand Sardou explique benoitement que dans Je suis pour, ce n’est pas lui mais son personnage qui défend la peine de mort, personne ne le croit. Probablement, lui-même n’y croit pas. On se félicite par contre que Brassens soit vraiment un bon bougre. Et Pierre Perret, qu’il soit peut-être un faux bon bougre, que son amitié avec Léautaud soit peut-être inventée, l’affaire est assez grave pour mériter une campagne de presse et un procès. Si vous ne connaissez pas cette étrange histoire, tapotez dans votre moteur de recherche préféré, vous verrez.

Mais savoir si Louis de Funès est vraiment colérique, Chaplin vraiment un vagabond, etc., tout le monde s’en fout. Au contraire, on mesure le talent de l’acteur au nombre de kilos qu’il prend ou qu’il perd pour n’être plus lui-même et coller à son personnage, on félicite Bruno Ganz pour incarner son contraire (Hitler dans La chute), on admire Peter Sellers qui dans Docteur Folamour est successivement un savant nazi, un colonel british et un président des états-unis falot, on adore Sabine Azéma et Pierre Arditi qui interprètent tous les personnages de Smoking, no smoking, etc.  Je ne parle même pas des cantatrices, des mimes, des imitateurs, des marionnettistes, …

Le chanteur de chansons, c’est le seul dont on exige qu’il soit lui-même. Tout lui sera alors pardonné, il peut chanter faux, mal jouer de la guitare, écrire des paroles con-con et des musiques simplettes. Mais s’il fait du kitsch ou du bidon, on l’entend comme une part essentielle de sa personne. Et de la notre, car dans l’offense au bon goût du chanteur, notre complicité de « recréateur tertiaire » (cf Jankélévitch au début du billet) est requise. Dans le vague karaoké permanent, le casque sur les oreilles ou dans sa voiture, l’amateur de chansons n’entend pas la chanson-hon comme il jetterait un œil distrait sur un bibelot kitch.

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