Mon collègue de blog Pierre Delorme se plaint dans plusieurs commentaires de ce que Gainsbourg est considéré dans les médias comme un « génie », titre usurpé selon lui. Pour tuer le désœuvrement du 14 juillet, j’ai pris la question au sérieux, un peu comme un sujet du bac philo. Donc : Serge Gainsbourg est-il un génie ? Je ne me serais jamais interrogé en ces termes sans les commentaires de mon ami et ex-professeur d’analyse de chansons, mais je suis interpelé. Car comme je l’ai dit au début de la série d’été, au fil de mes cinq années de blog sur la chanson, est petit à petit montée en moi une « surprise Gainsbourg ». À force de me casser la tête sur toutes sortes de questions autour de la chanson, j’ai réalisé sa place singulière dans le paysage. Je vais commencer par un inventaire de ce qui le distingue à mon avis des autres ACI (auteur-compositeur-interprète).
Univers
D’abord, Gainsbourg n’a pas d’univers très défini. La plupart des « grands » de la chanson utilisent un dispositif avec un « décor », arrière-plan constant dans lequel se déploie chacune de leurs compositions, et où tous les genres (chanson d’amour, politique, sociale, d’actualité, …) trouvent une couleur qui leur est propre, définition de leur personnalité d’artiste. Village de convention de Brassens, Europe fantasmée de Brel, banlieue de Renaud, géopolitique de carton-pâte de Pierre Delanoë sont les meilleurs exemples (auxquels des séries ont parfois été consacrées, suivre les liens). Certains habitent des univers moins concrets, dont l’unité réside dans un style ou un personnage : sentimentalité vaporeuse de Barbara, « surréalisme » de Trenet, argot de Pierre Perret, artiste maudit à la Ferré, adolescence poétique à la Souchon, etc.
Gainsbourg a mangé de ce pain-là en fin de carrière avec son Gainsbarre, mais sur l’ensemble de son œuvre, il fait évidemment exception. On peut le rapprocher d’Aznavour de ce point de vue. D’ailleurs nos deux ACI qui riment avec troubadour sont peut-être ceux qui ont le plus (et le mieux) écrit pour d’autres. Mais Gainsbourg va plus loin qu’Aznavour dans le disparate. Comment croire que c’est le même qui a écrit Love on the beat et Le poinçonneur des Lilas ? On pourrait donner sans se fatiguer une vingtaine d’autres exemples. Voilà un critère assez objectif pour l’exclure du club des grands de la chanson et le ranger parmi les faiseurs ou les commerciaux, étiquette qu’il revendiquait d’ailleurs dans certaines interviews. Ce serait bien sûr réducteur de ne retenir que ce critère sur lequel on pourrait même le réhabiliter avec une hypothèse hardie. Aznavour a dit que chaque chanson devait raconter l’histoire de celui qui l’écoute, et pas de celui qui la chante. Je pense qu’il appliquait ce précepte aux chansons biographiques, dont il était expert (Je n’ai rien oublié, Comme ils disent, Je m’voyais déjà, etc, etc). Gainsbourg aurait inversé le dispositif : il raconte sa vie, mais dans les univers mouvants des générations successives de ses auditeurs.
Le chanteur en largeur d’abord
J’ai dit il y a quelques jours que Gainsbourg me frappait par le nombre de sujets qu’il aborde, et par l’originalité de l’approche pour chacun d’eux. Sur ce point, Pierre Delorme me cherche noise dans un commentaire. Effectivement, il n’est pas évident de prouver que c’est lui qui aborde le plus grand nombre de sujets, mais on ne va pas se lancer dans des décomptes fastidieux. Il se pourrait que Pierre Perret ou Guy Béart le surpasse largement par exemple. On y verra plus clair à la fin de la série, que je ne suis pas certain de tenir jusqu’au bout, vous verrez. J’ai prévu une petite cinquantaine de billets, à la suite desquels l’originalité de Gainsbourg et la diversité des thèmes qu’il aborde sera étalée noir sur blanc, je ne m’étends pas plus aujourd’hui.
J’ajoute que Gainsbourg n’a jamais l’air de faire « une chanson sur un sujet », un peu comme à l’atelier d’écriture de chanson. Je dois dire que Pierre Perret me donne souvent cette impression. La largeur des thèmes abordés par Gainsbourg me semble procéder non pas d’un auteur qui épuise laborieusement des listes de thème, mais de la gourmandise de l’immigré qui absorbe comme une éponge toute la culture de sa terre d’adoption et souhaite en rendre compte. Un peu comparable à celle de Goscinny dans Astérix ou le Petit Nicolas, qui recense systématiquement tous les poncifs de son temps. Chez Gainsbourg, cela ne conduit pas à un étalage systématique, mais plutôt à un mystère de la précision et du détail qu’on ne trouve pas dans la chanson purement commerciale : exactitude du vocabulaire et des descriptions (cf les billets consacrée au poinçonneur des Lilas, à Qui est in qui est out, etc).
Le chanteur transigeant
On n’imagine pas Brassens acceptant de mettre des nappes de synthé dans ses arrangements, ni la production de Brel lui imposant des choristes en mini-jupe au concert, ni qu’on exige de Barbara des chansons qui fassent danser dans les nightclubs. Voilà, ce sont des artistes intransigeants, droits dans leurs bottes. À l’inverse, il y a les artistes commerciaux, qui cherchent à toute force la recette du succès, le plus caricatural étant peut-être Claude François. Gainsbourg, à l’instar de quelques autres (Higelin, Lavilliers, …) est dans un entre-deux. Venu de la chanson « rive-gauche », passé par la chanson-jazz, il se résout à suivre la vague yéyé, et court après le hit-parade jusqu’à la fin de sa carrière, alternant succès et échecs dans une étrange dialectique entre l’art et le commerce.
Mais il est bon ou pas ?
Évidemment, avant de savoir si Gainsbourg est un génie, il faudrait savoir s’il est bon dans sa partie ou pas. Comme compositeur, c’est difficile d’évaluer Gainsbourg. Il a composé de bonnes musiques, comme Black trombone ou Penser à rien, presque des petits standards de jazz. Et des albums qui ont marqué musicalement : Melody Nelson (avec Jean-Claude Vannier) ou L’homme à la tête de chou. Il a bien sûr tiré le meilleur de l’élite des arrangeurs de son époque. Est-ce que cela enlève ou ajoute à son mérite ? Je laisse la question ouverte, on peut pinailler dans les deux directions. Idem pour la fusion qu’il opérée entre musique romantique et variétés : est-ce de l’habilité ou du plagiat ? Plagiat auquel il a recouru avec des escroqueries avérées, on en a déjà parlé dans le blog. Il parait qu’Alexandre Dumas disait : « L’homme de génie ne vole pas, il conquiert ». En tout cas, on a affaire à un compositeur difficile à évaluer. Je ne m’y risque pas plus. Je note qu’à ‘l’instar des paroles, il n’a pas d’univers musical très défini et qu’il n’a pas écrit de grande musique de film ou autre, alors quoi qu’on en pense, c’est quand même pas le Mozart du XXe siècle. Mais quel compositeur de chansons peut prétendre à ce titre ?
Comme parolier, on peut inscrire Gainsbourg dans la filiation de Boris Vian, qui a « désaffublé la poésie » selon le précepte de Francis Ponge. Un peu moins radical que le maitre dans l’usage d’un langage quotidien, il opère une subtile réaction en étant plus rigoureux et poétique, mais avec une poésie à mon avis assez peu inventive dans ses chansons de facture classique (La javanaise, Je suis venu te dire que je m’en vais, La chanson de Prévert, etc), par rapport à Souchon par exemple pour donner un exemple relevant d’une écriture d’apparence « simple » à la Vian. Ce sont d’ailleurs des chansons d’opinion plus que romantiques ou sentimentales si on écoute bien, et Gainsbourg est souvent didactique (En relisant ta lettre), une autre marque de fabrique. Je retiens à son crédit deux inventions d’écriture. D’abord son traitement original et systématique de la rime (rime en « ex » dans Comment te dire adieu, il y a plein d’autres exemples) ou parfois des assonances (« ve » dans La javanaise). Le procédé est très commun dans la chanson comique et Gainsbourg l’étend aux autres registres. Ensuite son usage des énumérations, mode littéraire à son époque (Prévert, Queneau, Perec, …), mais qu’il transpose en chanson le premier et d’une belle manière (Les petite papiers). Dans les deux cas, on peut dire que Gainsbourg a trouvé une bonne combine. Il suffisait d’y penser et après, c’était peut-être à la portée de tout parolier habile … Ou peut-être pas.
Je propose une seule chanson pour ce billet, Ford Mustang, bonne synthèse de l’univers de Gainsbourg : musique pas géniale mais bien arrangée dans l’air de son temps, chanson énumérative, rime rare en « ang », chanson de description, sociale et sans poncif, teintée d’érotisme et de didactique. Pour être plus précis, chanson du non-univers de Gainsbourg, puisqu’il n’a pas d’univers défini n’est-ce pas.
Alors voilà : après tout ça, comment dire si Gainsbourg est un génie ? Il se distingue tellement des autres ACI, qu’il est difficile à classer sur une échelle de valeur. Et puis il faut s’entendre sur ce qu’est un « génie ». Si un génie est un artiste qui s’est hissé au sommet de son art, alors je suis d’accord pour dire que Gainsbourg ne mérite pas l’appellation : peintre raté, versificateur habile, parolier inventif, compositeur énigmatique… C’est sûrement un artiste surdoué, mais à mon goût, c’est un mélodiste moins « génial » que Brassens, un parolier moins « génial » que Brel ou Souchon. Et plus un suiveur qu’un inventeur, mais un suiveur qui a su maintenir une certaine qualité au long de carrière, ce qui le rend crédible et recyclable. Pris globalement, son cas est donc quand même défendable : il n’a pas de grand point faible, pas mal de bonnes chansons, plusieurs très bonnes, c’est quand même le principal.
Mais je pense qu’on fait qu’on fait fausse route, parce que Brassens ou Brel ne sont en aucun cas des « génies ». Ils se sont hissés au sommet de leur art et l’ont même ré-inventé, mais y compris dans l’espace médiatique, le mot génie doit s’entendre dans un sens plus restreint. Le génie est un individu dont la créativité et les capacités intellectuelles surhumaines ont un impact majeur dans les domaines artistiques, scientifiques, sociaux et politiques, impact supérieur à celui des meilleurs spécialistes de chacun de ces domaines. Il provient d’un de ces champs particuliers, dans lequel il est le meilleur, mais il les transcende. La notion émerge avec l’humanisme. Elle culmine alors avec Léonard de Vinci. Puis elle se renouvelle et trouve toute sa plénitude sociale et politique, voire messianique, à la charnière entre les Lumières et le Romantisme, moment où l’individu peut occuper la place laissé vacante par Dieu. Le premier génie de ce point de vue est peut-être Goethe. En France, on pourrait opter pour Napoléon, ou plus sûrement pour Victor Hugo. En ce sens, le seul génie incontestable de la chanson française, ce fut en son temps Béranger, même si son œuvre est aujourd’hui complètement dévaluée. Le dernier « génie » français en ce sens, c’est peut-être Jean-Paul Sartre. L’espèce a proliféré au XIXe siècle, puis a décliné jusqu’à disparaître à peu près au long du vingtième siècle. Elle ne subsiste aujourd’hui qu’en des variantes dégénérées dont aucune ne parvient à même faire croire à un consensus : entrepreneurs qui inventent le futur (Steve Jobs est peut-être le moins antipathique), prophètes-imposteurs résiduels du totalitarisme en leur pays (dynastie Kim), leader populistes, penseurs autoproclamés, etc.
Nos chanteurs les plus estimés affichent une grande modestie, ils sont tous d’accord pour n’être pas poète, je vous épargne les extraits d’interview de Brassens, Brel ou Barbara qui se gargarisent de cette formule. Trenet la chante même : « J’suis pas poète, mais je suis ému » (Ménilmontant). Quelques ambitieux, comme Léo Ferré, bornent leur prétention à être de grands poètes et composent un opéra pour marquer le coup. La question du « génie » ne se pose même pas pour eux. Sauf pour Vian et son éclectisme peut-être, et pour Gainsbourg bien sûr. Peut-être ironiquement, mais pour lui et rien que pour lui. Déjà, il a la première qualité requise : une certaine mégalomanie. Il s’inscrit dans les plus grandes lignées, se compare discrètement à Chopin ou à Rimbaud dans des interviews. Et puis, il émarge à tous les débats de son siècle, parfois dans une certaine indifférence, quelques fois avec un vrai impact sur la société. Je pense à Je t’aime moi non plus, ou à sa reprise de la Marseillaise. Il est en ce sens notre seul « génie » de la chanson. Avec son personnage de marquis de Sade à paillettes, sodomite inassouvi et alcoolique véritable qui hantait les plateaux de télé , il incarne bien sûr une forme décadente et parodique de génie, un pale reflet de cette catégorie en son temps déjà désuète. Et qui avait bien compris qu’un authentique génie doit se hisser au-dessus de son art. Sur ce point, Gainsbourg a eu une idée de génie : pour se situer loin au-dessus, plutôt que de se fatiguer à grimper, autant rabaisser son art. En le déclarant mineur.
L’histoire du viol de Barbara par son père est bien connue depuis qu’elle l’a révélée dans ses mémoires posthumes Il était un piano noir. Rétrospectivement, on peut voir que toute son œuvre est traversée par cette tragédie. Je vous propose cinq de ses chansons.
Je demandais dans le billet précédent laquelle de Barbara et de Chantal Goya était fan de l’autre. Vous l’avez tous deviné, Barbara était évidemment fan de Chantal Goya, voilà qui remettra bien des pendules à l’heure. Lisez donc cette interview Jean-Jacques Debout, mari et auteur de nombreuses chansons de Chantal Goya. Au micro de Benoît Duteurtre, dans l’excellente émission Étonnez-moi Benoît.
BT : Je peux vous assurer que je l’écoute en boucle chez moi, mes voisins le savent. Ça me met en transe. Merci Jean-Jacques Debout, merci Chantal Goya pour cette extrait de La planète merveilleuse. Un de vos nombreux spectacle. Mais il y a quand même, non mais sans blague, cette magie de la couleur enfantine dans l’utilisation des chœurs, du rythme, c’est aussi le travail de votre ami Jean-Daniel Mercier.
JJD : Oui, je vivais autant chez lui qu’il vivait à la maison. Parce qu’il m’a suivi pendant toute la grande époque des spectacles, et lui confiais tout. Je l’avais connu chez Vogue, il était le pianiste de Jacques Dutronc. Il avait fait le fameux arrangement d’Antoine, les Élucubrations.
BT : Il est devenu l’arrangeur de vos spectacle avec Chantal Goya.
JJD : Oui, et Chantal l’aimait beaucoup, elle me disait : voilà quelqu’un qui te comprend vraiment très bien.
BT : Et je ne suis pas le seul fan chez les grandes personnes, parce qu’il parait que Barbara adorait tout ça ?
JJD : Barbara elle venait à tous les spectacles. Elle louait un petit car, à Précy-sur-Marne, et elle amenait tous les enfants de Précy-sur-Marne. Et il y en a deux comme ça : Barbara, elle venait dès qu’elle le pouvait à tous les spectacle, et à la fin elle montait sur scène avec les enfants. Et elle disait à Chantal, emmène-moi dans les étoiles avec toi, je veux partir dans les étoiles avec toi. Et Louis de Funès venait avec ses petit-enfants. Il adorait ce spectacle. Et Jean Poiret aussi, qui pleurait dans la loge tellement il était ému.
Bigre. Sinon, la chanson que Benoît Duteurtre écoute en boucle au grand dam de ses voisins, c’est Le chat botté.
Dans l’œuvre de Chantal Goya, ma préférence va aux duos avec Thierry Le Luron. Une fille de Provence.
Je vous recommande le best of de l’INA.
Les amateur de culture plus cultivée peuvent se consoler avec la bande originale de Masculin féminin, de Jean-Luc Godard. Interdit au moins 18 ans à sa sortie.
Clemenceau a dit « la révolution française : c’est un bloc ». Il n’y a pas d’un côté les droits de l’Homme, l’œuvre des Conventionnels ou la nuit du 4 août, et puis de l’autre les massacres en Vendée, le culte de l’être suprême ou la terreur. Il faut tout prendre ou tout laisser. Il en va de même de la chanson française. On va le voir dans la suite cette série, il n’y a pas d’un côté Chantal Goya et de l’autre Barbara. Sauriez-vous dire laquelle des deux était fan de l’autre ? Réponse surprise et documentée très bientôt…
Mais revenons à la citation de Clemenceau. Elle est assez connue, mais saviez-vous qu’elle faisait référence à Sardou ? Incroyable, non ? Pas à notre chanteur engagé de droite. À Victorien Sardou, auteur de la pièce Thermidor en 1891, et qui n’a rien à voir avec Michel Sardou. On le lui pardonne.
Je vais me livrer aujourd’hui à l’exercice rabâché et sempiternel de la réhabilitation du super-détesté Michel Sardou. Mais au lieu de célébrer ses tubes les plus populaires comme je l’ai déjà fait quelques fois, je vais proposer deux ou trois chansons moins connues et qui ne sont pas mal du tout.
Le surveillant général, c’est très réussi. Paroles de Michel Sardou.
Je vous propose aussi Le mauvais homme, pas mal. C’est la cent quarante-neuvième chanson de Michel Sardou sortie en 1981. C’est la face B du 45 tours Être une femme, ça a sûrement été fait exprès. Le texte est signé par Michel Sardou et Jean-Loup Dabadie sur une musique de Jacques Revaux et Pierre Billon. Information tirée de l’indispensable wiki-Sardou.
Mauvais homme.
Bon, allez, une petite pour se rappeler quand même pourquoi on déteste Michel Sardou. 6 milliards 900 millions 980 mille. Belle performance vocale en live quand même, et paroles de Pierre Delanoë.
Les Juifs et la chanson IV – Image des juifs dans la chanson 4/19
Les billets précédents rassemblaient plusieurs chansons parlant des juifs explicitement. Ici on aborde le juif non-dit, allusif, dont on ne sait qu’il est juif que parce qu’on connait l’histoire de la chanson ou de son auteur. En lien avec les billets précédents, vous verrez d’ailleurs que ne pas dire le mot permet de se libérer un peu et d’évoquer plus concrètement le judaïsme.
Tout d’abord, comme on l’avait déjà remarqué dans une série précédente (ici), la discrétion sur le judaïsme est plutôt la règle chez les chanteurs juifs eux-même, à l’exception notable d’Enrico Macias et de Serge Gainsbourg (mais dans des chansons peu connues de son répertoire, on en reparle dans le prochain billet). Par exemple, Le chandelier, première chanson passée dans cette série fait allusion au judaïsme sans le nommer, on peut facilement passer à côté. Je ne reviens pas sur cette question à laquelle on a déjà consacré une série, je rappelle juste que de nombreux chanteuses et chanteurs juifs ne mentionnent simplement jamais leurs origines dans leurs chansons, le plus emblématique étant peut-être Francis Lemarque. Plusieurs n’en parlent que par allusion, comme Jean Ferrat. Ou Jean-Jacques Goldman dans Je te donne :
Je te donne nos doutes et notre indicible espoir Les questions que les routes ont laissées dans l’histoire Nos filles sont brunes et l’on parle un peu fort Et l’humour et l’amour sont nos trésors
Ou Barbara, dont l’errance de la famille en fuite pendant la guerre occupe dans toutes ses chansons en tout et pour tout quatre vers de Mon enfance.
La guerre nous avait jetés là, d’autres furent moins heureux je crois Au temps joli de leur enfance La guerre nous avait jetés là, nous vivions comme hors-la-loi Et j’aimais cela quand j’y pense
Je vous propose dans un style encore plus allusif, une chanson d’Eddy Marnay et Emil Stern, chantée par Renée Lebas. On doit à ce trio ce qui semble être la première chanson française évoquant à demi-mot la Shoah : La fontaine endormie, voir ici. La chanson Tire l’aiguille (laï laï laï) est inspirée d’une musique klezmer et évoque le métier de tailleur, très répandu dans l’immigration juive d’Europe de l’Est.
Chez les chanteurs non-juifs, le judaïsme est aussi parfois évoqué par allusion.
Tout d’abord, curieusement, le parolier qui puise le plus abondamment aux références bibliques est celui qui ne parle rigoureusement jamais des juifs : dans le petit théâtre de Georges Brassens, dans son village anachronique, au milieu de ses curés, cocus et bergères, dans ses chansons dont le personnage principal est Dieu en personne (le mot est cité dans plus de soixante de ses chansons), les juifs ou le judaïsme n’existent pour ainsi dire pas. Son seul personnage juif est sans doute le Christ (ajoutez-y Simon de Cyrène si vous voulez). La Prière, adaptation d’un poème de Francis Jammes.
Maxime Le Forestier a écrit La vie d’un homme, en soutien à Pierre Goldman, le demi-frère de Jean-Jacques, voir ici le billet qu’on a déjà consacré à cette affaire qui a fait grand bruit en son temps. Les paroles n’évoquent les origines juives du héros de la chanson que par soustraction :
À ceux qui sont dans la moyenne, À ceux qui n’ont jamais volé, À ceux de confession chrétienne, À ceux d’opinion modérée…
Je vous propose maintenant une trouvaille intéressante datant du début de l’époque où pour faire vibrer la fibre antisémite du public, il a fallu inventer des formules ambiguës du type « l’anarchiste allemand Cohn-Bendit », qui ont l’avantage de combiner une critique admise et explicite à une critique taboue et implicite, flattant un auditoire potentiellement antisémite qui dans un étrange compagnonnage sera le seul avec les juifs à saisir l’allusion. Les communistes utilisaient « cosmopolite » de cette manière et de nos jours « finance internationale » ou « sionisme » ont plutôt la côte.
Sur la vidéo à suivre, Jacques Bodoin nous propose des imitations de Tino Rossi, Dario Moreno et Luis Mariano. La tonalité générale est désuète et xénophobe. Dario Moreno est présenté comme « Français, s’il l’on ose dire » puis chanteur « dont le pseudonyme sud-américain dissimule tant bien que mal et plutôt mal que bien un accent qui fleure bon l’islam ». Alors que Dario Moreno était de père turc, de mère mexicaine, tous les deux juifs, et que sa langue maternelle était l’espagnol ! Mais va pour l’islam.
Par ailleurs, les imitations de Bodoin sont assez réussies techniquement… et peut-être ignorait-il les origines de Moreno. J’observe qu’il a connu son plus grand succès en s’attaquant à un autre peuple habituellement taxé de radinerie : les écossais bien sûr. La panse de brebis farcie, célèbre sketch de Jacques Bodoin.
Je vous rappelle que j’attends toujours vos vers préférés chez Brassens ! Je fais le point demain sur les différentes propositions.
Devinette du jour : quel alexandrin de Brassens est obtenu en recollant les titres de trois chansons ?
Réponse à la devinette d’hier. On demandait quelle célébrité a la particularité de voir son nom cité dans des chansons de Adamo, Alizée, Art Mengo, Pierre Bachelet, Barbara, Didier Barbelivien, Claude Barzotti, Bénabar, Benjamin Biolay, Georges Brassens, Jean-Roger Caussimon, Alain Chamfort, Julien Clerc, Vincent Delerm, Bob Dylan, Lara Fabian, Jean Ferrat, Léo Ferré, Serge Gainsbourg, Mark Knopfler, Serge Lama, Allain Leprest, Yves Montand, Mouloudji, Pascal Obispo, Pierre Perret, Renaud, Yves Simon, Charles Trenet et Zazie.
Il s’agit bien sûr de Paul Verlaine, bravo a Pierre Delorme qui a trouvé la réponse le premier, suivi de près par Patrick Hannais et Nadia (de Meylan). Simon me propose même une chanson à ajouter à la liste, Rive gauche d’Alain Souchon qui n’hésite pas à couper en deux le nom de ce pauvre Verlaine. Vous pouvez retourner voir la série qu’on a consacré à cet étrange phénomène, ici. Je ne vais pas vous passer toutes les chansons… Je me contente d’une des plus inattendues : Bob Dylan, You’re gonna make me lonesome when you go.
Et si vous ne me croyez pas, voici la liste des chansons, allez-y voir !
Pauvre Verlaine, Adamo À cause de l’automne, Alizée L’enterrement de la lune, Art Mengo En ce temps là j’avais 20 ans, Pierre Bachelet La Solitude, Barbara Gottingen, Barbara Hop Là !, Barbara L’absinthe, Barbara Dinky Toys, Didier Barbelivien Quitter l’autoroute, Didier Barbelivien Je ne t’écrirai plus, Claude Barzotti Remember Paris, Bénabar Si tu suis mon regard, Benjamin Biolay À Mireille [parlé, texte de Paul Fort], Georges Brassens L’enterrement de Verlaine [parlé, texte de Paul Fort, mais il existe des versions chantées], Georges Brassens Paris jadis, Jean-Roger Caussimon Jamais je t’aime, Alain Chamfort Hélène, Julien Clerc Les chanteurs sont tous les mêmes, Vincent Delerm You’re gonna make me lonesome when you go, Bob Dylan La différence, Lara Fabian Les poètes, Jean Ferrat Ma môme, Jean Ferrat Blues, Léo Ferré La fortune, Léo Ferré Paris, Léo Ferré À Saint-Germain des Prés, Léo Ferré Monsieur Barclay, de Léo Ferré Je suis venu te dire que je m’en vais, Serge Gainsbourg Metroland, Mark Knopfler Jardins ouvriers, Serge Lama Des éclairs et des révolvers, Serge Lama Neige, Serge Lama Pauvre Lélian, Allain Leprest Ma môme, ma p’tite môme, Yves Montand Rue de Crimée, Marcel Mouloudji Et bleu…, Pascal Obispo Je rentre, Pascal Obispo Ce qu’on voit… allée Rimbaud, Pascal Obispo L’arbre si beau, Pierre Perret T’as pas la couleur, Pierre Perret La femme grillagée, Pierre Perret Peau Aime [parlé], Renaud Mon bistrot préféré, Renaud Les gauloises bleues, Yves Simon Aux fontaines de la cloche, Charles Trenet Ohé Paris, Charles Trenet Adam et Yves, Zazie
Devinette du jour : quelle célébrité a la particularité de voir son nom cité dans des chansons de Adamo, Alizée, Art Mengo, Pierre Bachelet, Barbara, Didier Barbelivien, Claude Barzotti, Bénabar, Benjamin Biolay, Georges Brassens, Jean-Roger Caussimon, Alain Chamfort, Julien Clerc, Vincent Delerm, Bob Dylan, Lara Fabian, Jean Ferrat, Léo Ferré, Serge Gainsbourg, Mark Knopfler, Serge Lama, Allain Leprest, Yves Montand, Mouloudji, Pascal Obispo, Pierre Perret, Renaud, Yves Simon, Charles Trenet et Zazie ?
Les fidèles du blogs doivent pouvoir trouver facilement. Léo Ferré va jusqu’à citer notre mystérieuse célébrité dans cinq chansons, Barbara dans quatre.
Réponse à la devinette d’hier. On demandait quel toponyme est cité dans le plus grand nombre de chansons de Georges Brassens, après « Paris », « Espagne » et « France ». Bravo à Diego qui a le premier proposé la bonne réponse. Il s’agit de « Cythère », mentionnée dans six chansons. Je plains ceux qui ont cherché la réponse en écoutant systématiquement les douze albums de Brassens dans leur ordre de sortie, parce que la première occurrence de « Cythère » se trouve seulement à la 8e piste du 7e album ! En plus, les suivantes sont dans le 9e album, le 11e, puis dans divers inédits. Je vous passe Les amours d’antan, 8e piste du 7e album donc.
Les autres chansons : Je bivouaque au pays de Cocagne, L’andropause, Le bulletin de santé, Quatre-vingt quinze pour cent et S’faire enculer (où l’on remercie Brassens de ne pas nous avoir gratifié de la rime avec « clystère »).
Réponse à la question subsidiaire. Le seul toponyme désignant un endroit situé en Amérique (Nord et Sud confondus) cité par Brassens est « Pérou », dans Gastibelza, adaptation d’un poème de Victor Hugo. Bravo encore à Diego qui a trouvé le premier. JF nous propose l’Eldorado, qui apparaît dans Le père Noël et la petite fille. Son statut de toponyme est problématique, mais pourquoi pas… il y aurait donc deux toponymes américains chez ce sacré Brassens. Il est aussi question d’un « bar américain » dans Le moyenâgeux et une sorte de scène de western est racontée dans La visite, mais ça ne répond pas vraiment à la question. Sur la vidéo, curieusement Brassens oublie de dire « Pérou », comme s’il rechignait vraiment à nous parler d’Amérique !