Dans la série consacrée aux liens entre musique classique et chanson, j’ai oublié des dizaines, ou même des centaines de chansons … ce répertoire est infini. Je vous propose des paroles de Boris Vian chantées par Denise Benoît sur la musique de la Marche à la turque de Mozart. Mozart avec nous.
Mon collègue de blog Pierre Delorme se plaint dans plusieurs commentaires de ce que Gainsbourg est considéré dans les médias comme un « génie », titre usurpé selon lui. Pour tuer le désœuvrement du 14 juillet, j’ai pris la question au sérieux, un peu comme un sujet du bac philo. Donc : Serge Gainsbourg est-il un génie ? Je ne me serais jamais interrogé en ces termes sans les commentaires de mon ami et ex-professeur d’analyse de chansons, mais je suis interpelé. Car comme je l’ai dit au début de la série d’été, au fil de mes cinq années de blog sur la chanson, est petit à petit montée en moi une « surprise Gainsbourg ». À force de me casser la tête sur toutes sortes de questions autour de la chanson, j’ai réalisé sa place singulière dans le paysage. Je vais commencer par un inventaire de ce qui le distingue à mon avis des autres ACI (auteur-compositeur-interprète).
Univers
D’abord, Gainsbourg n’a pas d’univers très défini. La plupart des « grands » de la chanson utilisent un dispositif avec un « décor », arrière-plan constant dans lequel se déploie chacune de leurs compositions, et où tous les genres (chanson d’amour, politique, sociale, d’actualité, …) trouvent une couleur qui leur est propre, définition de leur personnalité d’artiste. Village de convention de Brassens, Europe fantasmée de Brel, banlieue de Renaud, géopolitique de carton-pâte de Pierre Delanoë sont les meilleurs exemples (auxquels des séries ont parfois été consacrées, suivre les liens). Certains habitent des univers moins concrets, dont l’unité réside dans un style ou un personnage : sentimentalité vaporeuse de Barbara, « surréalisme » de Trenet, argot de Pierre Perret, artiste maudit à la Ferré, adolescence poétique à la Souchon, etc.
Gainsbourg a mangé de ce pain-là en fin de carrière avec son Gainsbarre, mais sur l’ensemble de son œuvre, il fait évidemment exception. On peut le rapprocher d’Aznavour de ce point de vue. D’ailleurs nos deux ACI qui riment avec troubadour sont peut-être ceux qui ont le plus (et le mieux) écrit pour d’autres. Mais Gainsbourg va plus loin qu’Aznavour dans le disparate. Comment croire que c’est le même qui a écrit Love on the beat et Le poinçonneur des Lilas ? On pourrait donner sans se fatiguer une vingtaine d’autres exemples. Voilà un critère assez objectif pour l’exclure du club des grands de la chanson et le ranger parmi les faiseurs ou les commerciaux, étiquette qu’il revendiquait d’ailleurs dans certaines interviews. Ce serait bien sûr réducteur de ne retenir que ce critère sur lequel on pourrait même le réhabiliter avec une hypothèse hardie. Aznavour a dit que chaque chanson devait raconter l’histoire de celui qui l’écoute, et pas de celui qui la chante. Je pense qu’il appliquait ce précepte aux chansons biographiques, dont il était expert (Je n’ai rien oublié, Comme ils disent, Je m’voyais déjà, etc, etc). Gainsbourg aurait inversé le dispositif : il raconte sa vie, mais dans les univers mouvants des générations successives de ses auditeurs.
Le chanteur en largeur d’abord
J’ai dit il y a quelques jours que Gainsbourg me frappait par le nombre de sujets qu’il aborde, et par l’originalité de l’approche pour chacun d’eux. Sur ce point, Pierre Delorme me cherche noise dans un commentaire. Effectivement, il n’est pas évident de prouver que c’est lui qui aborde le plus grand nombre de sujets, mais on ne va pas se lancer dans des décomptes fastidieux. Il se pourrait que Pierre Perret ou Guy Béart le surpasse largement par exemple. On y verra plus clair à la fin de la série, que je ne suis pas certain de tenir jusqu’au bout, vous verrez. J’ai prévu une petite cinquantaine de billets, à la suite desquels l’originalité de Gainsbourg et la diversité des thèmes qu’il aborde sera étalée noir sur blanc, je ne m’étends pas plus aujourd’hui.
J’ajoute que Gainsbourg n’a jamais l’air de faire « une chanson sur un sujet », un peu comme à l’atelier d’écriture de chanson. Je dois dire que Pierre Perret me donne souvent cette impression. La largeur des thèmes abordés par Gainsbourg me semble procéder non pas d’un auteur qui épuise laborieusement des listes de thème, mais de la gourmandise de l’immigré qui absorbe comme une éponge toute la culture de sa terre d’adoption et souhaite en rendre compte. Un peu comparable à celle de Goscinny dans Astérix ou le Petit Nicolas, qui recense systématiquement tous les poncifs de son temps. Chez Gainsbourg, cela ne conduit pas à un étalage systématique, mais plutôt à un mystère de la précision et du détail qu’on ne trouve pas dans la chanson purement commerciale : exactitude du vocabulaire et des descriptions (cf les billets consacrée au poinçonneur des Lilas, à Qui est in qui est out, etc).
Le chanteur transigeant
On n’imagine pas Brassens acceptant de mettre des nappes de synthé dans ses arrangements, ni la production de Brel lui imposant des choristes en mini-jupe au concert, ni qu’on exige de Barbara des chansons qui fassent danser dans les nightclubs. Voilà, ce sont des artistes intransigeants, droits dans leurs bottes. À l’inverse, il y a les artistes commerciaux, qui cherchent à toute force la recette du succès, le plus caricatural étant peut-être Claude François. Gainsbourg, à l’instar de quelques autres (Higelin, Lavilliers, …) est dans un entre-deux. Venu de la chanson « rive-gauche », passé par la chanson-jazz, il se résout à suivre la vague yéyé, et court après le hit-parade jusqu’à la fin de sa carrière, alternant succès et échecs dans une étrange dialectique entre l’art et le commerce.
Mais il est bon ou pas ?
Évidemment, avant de savoir si Gainsbourg est un génie, il faudrait savoir s’il est bon dans sa partie ou pas. Comme compositeur, c’est difficile d’évaluer Gainsbourg. Il a composé de bonnes musiques, comme Black trombone ou Penser à rien, presque des petits standards de jazz. Et des albums qui ont marqué musicalement : Melody Nelson (avec Jean-Claude Vannier) ou L’homme à la tête de chou. Il a bien sûr tiré le meilleur de l’élite des arrangeurs de son époque. Est-ce que cela enlève ou ajoute à son mérite ? Je laisse la question ouverte, on peut pinailler dans les deux directions. Idem pour la fusion qu’il opérée entre musique romantique et variétés : est-ce de l’habilité ou du plagiat ? Plagiat auquel il a recouru avec des escroqueries avérées, on en a déjà parlé dans le blog. Il parait qu’Alexandre Dumas disait : « L’homme de génie ne vole pas, il conquiert ». En tout cas, on a affaire à un compositeur difficile à évaluer. Je ne m’y risque pas plus. Je note qu’à ‘l’instar des paroles, il n’a pas d’univers musical très défini et qu’il n’a pas écrit de grande musique de film ou autre, alors quoi qu’on en pense, c’est quand même pas le Mozart du XXe siècle. Mais quel compositeur de chansons peut prétendre à ce titre ?
Comme parolier, on peut inscrire Gainsbourg dans la filiation de Boris Vian, qui a « désaffublé la poésie » selon le précepte de Francis Ponge. Un peu moins radical que le maitre dans l’usage d’un langage quotidien, il opère une subtile réaction en étant plus rigoureux et poétique, mais avec une poésie à mon avis assez peu inventive dans ses chansons de facture classique (La javanaise, Je suis venu te dire que je m’en vais, La chanson de Prévert, etc), par rapport à Souchon par exemple pour donner un exemple relevant d’une écriture d’apparence « simple » à la Vian. Ce sont d’ailleurs des chansons d’opinion plus que romantiques ou sentimentales si on écoute bien, et Gainsbourg est souvent didactique (En relisant ta lettre), une autre marque de fabrique. Je retiens à son crédit deux inventions d’écriture. D’abord son traitement original et systématique de la rime (rime en « ex » dans Comment te dire adieu, il y a plein d’autres exemples) ou parfois des assonances (« ve » dans La javanaise). Le procédé est très commun dans la chanson comique et Gainsbourg l’étend aux autres registres. Ensuite son usage des énumérations, mode littéraire à son époque (Prévert, Queneau, Perec, …), mais qu’il transpose en chanson le premier et d’une belle manière (Les petite papiers). Dans les deux cas, on peut dire que Gainsbourg a trouvé une bonne combine. Il suffisait d’y penser et après, c’était peut-être à la portée de tout parolier habile … Ou peut-être pas.
Je propose une seule chanson pour ce billet, Ford Mustang, bonne synthèse de l’univers de Gainsbourg : musique pas géniale mais bien arrangée dans l’air de son temps, chanson énumérative, rime rare en « ang », chanson de description, sociale et sans poncif, teintée d’érotisme et de didactique. Pour être plus précis, chanson du non-univers de Gainsbourg, puisqu’il n’a pas d’univers défini n’est-ce pas.
Alors voilà : après tout ça, comment dire si Gainsbourg est un génie ? Il se distingue tellement des autres ACI, qu’il est difficile à classer sur une échelle de valeur. Et puis il faut s’entendre sur ce qu’est un « génie ». Si un génie est un artiste qui s’est hissé au sommet de son art, alors je suis d’accord pour dire que Gainsbourg ne mérite pas l’appellation : peintre raté, versificateur habile, parolier inventif, compositeur énigmatique… C’est sûrement un artiste surdoué, mais à mon goût, c’est un mélodiste moins « génial » que Brassens, un parolier moins « génial » que Brel ou Souchon. Et plus un suiveur qu’un inventeur, mais un suiveur qui a su maintenir une certaine qualité au long de carrière, ce qui le rend crédible et recyclable. Pris globalement, son cas est donc quand même défendable : il n’a pas de grand point faible, pas mal de bonnes chansons, plusieurs très bonnes, c’est quand même le principal.
Mais je pense qu’on fait qu’on fait fausse route, parce que Brassens ou Brel ne sont en aucun cas des « génies ». Ils se sont hissés au sommet de leur art et l’ont même ré-inventé, mais y compris dans l’espace médiatique, le mot génie doit s’entendre dans un sens plus restreint. Le génie est un individu dont la créativité et les capacités intellectuelles surhumaines ont un impact majeur dans les domaines artistiques, scientifiques, sociaux et politiques, impact supérieur à celui des meilleurs spécialistes de chacun de ces domaines. Il provient d’un de ces champs particuliers, dans lequel il est le meilleur, mais il les transcende. La notion émerge avec l’humanisme. Elle culmine alors avec Léonard de Vinci. Puis elle se renouvelle et trouve toute sa plénitude sociale et politique, voire messianique, à la charnière entre les Lumières et le Romantisme, moment où l’individu peut occuper la place laissé vacante par Dieu. Le premier génie de ce point de vue est peut-être Goethe. En France, on pourrait opter pour Napoléon, ou plus sûrement pour Victor Hugo. En ce sens, le seul génie incontestable de la chanson française, ce fut en son temps Béranger, même si son œuvre est aujourd’hui complètement dévaluée. Le dernier « génie » français en ce sens, c’est peut-être Jean-Paul Sartre. L’espèce a proliféré au XIXe siècle, puis a décliné jusqu’à disparaître à peu près au long du vingtième siècle. Elle ne subsiste aujourd’hui qu’en des variantes dégénérées dont aucune ne parvient à même faire croire à un consensus : entrepreneurs qui inventent le futur (Steve Jobs est peut-être le moins antipathique), prophètes-imposteurs résiduels du totalitarisme en leur pays (dynastie Kim), leader populistes, penseurs autoproclamés, etc.
Nos chanteurs les plus estimés affichent une grande modestie, ils sont tous d’accord pour n’être pas poète, je vous épargne les extraits d’interview de Brassens, Brel ou Barbara qui se gargarisent de cette formule. Trenet la chante même : « J’suis pas poète, mais je suis ému » (Ménilmontant). Quelques ambitieux, comme Léo Ferré, bornent leur prétention à être de grands poètes et composent un opéra pour marquer le coup. La question du « génie » ne se pose même pas pour eux. Sauf pour Vian et son éclectisme peut-être, et pour Gainsbourg bien sûr. Peut-être ironiquement, mais pour lui et rien que pour lui. Déjà, il a la première qualité requise : une certaine mégalomanie. Il s’inscrit dans les plus grandes lignées, se compare discrètement à Chopin ou à Rimbaud dans des interviews. Et puis, il émarge à tous les débats de son siècle, parfois dans une certaine indifférence, quelques fois avec un vrai impact sur la société. Je pense à Je t’aime moi non plus, ou à sa reprise de la Marseillaise. Il est en ce sens notre seul « génie » de la chanson. Avec son personnage de marquis de Sade à paillettes, sodomite inassouvi et alcoolique véritable qui hantait les plateaux de télé , il incarne bien sûr une forme décadente et parodique de génie, un pale reflet de cette catégorie en son temps déjà désuète. Et qui avait bien compris qu’un authentique génie doit se hisser au-dessus de son art. Sur ce point, Gainsbourg a eu une idée de génie : pour se situer loin au-dessus, plutôt que de se fatiguer à grimper, autant rabaisser son art. En le déclarant mineur.
Ça y est, voilà le dernier billet de la série consacrée à Bach. Je voulais conclure, mu par un besoin obscur de comprendre les usages de Bach dans la culture populaire. Ils sont à la fois vastes et dispersés, si bien qu’il est difficile de s’y retrouver : preuve supplémentaire du génie polymorphe de Bach, de sa créativité et de sa perfection prodigieuse. Bach est un géant … le seul compositeur à avoir son émission hebdomadaire sur France Musique, Le Bach du dimanche, tous les dimanches à 7h, rien que son répertoire, planté pour une durée indéterminée dans la fixité de la grille des programmes, comme s’il était inépuisable.
J’ai été surpris de tout ce que j’ai trouvé en creusant dans différentes directions. L’air Jesus que ma joie demeure inspire un attelage bigarré : Les compagnons de la chanson, Frida Boccara, Dave ou les Beach Boys, et il traîne par-ci par-là, dans un sketch des Inconnus, un autre de Jean Yanne, et même un épisode de Columbo que j’ai regardé par hasard la semaine dernière (impossible de trouver une vidéo). Comme le biologiste qui trouve cinquante nouvelles formes de vie dans la goutte d’eau d’un étang, et puis en croise encore une ou deux autres par hasard sur le chemin du retour, je soupçonne qu’il suffirait de creuser pour trouver encore et encore.
En chanson, on entend quelques mélodies de Bach et parfois son nom. Au-delà de la chanson, on le retrouve dans la pop, le jazz, le rock progressif et le heavy metal. On le trouve, ou peut-être croit-on le trouver partout, des Tontons flingueurs jusque dans des théorèmes de logiciens autrichiens ou dans les pages blanches des carnets secrets de la chanteuse Camille.
Mais voilà, je ressens un curieux malaise : j’adore la chanson, le rock ou le jazz, ainsi que Bach. Mais presque toutes les chansons de la série sont moyennes ou médiocres à mon goût. On essaye de plaquer des paroles de variétés sur une musique de Bach, vraie ou fausse, mais le plus souvent, on voit un peu la couture entre les deux. On essaye de faire swinguer Bach, mais on en retient plus la présence de Bach qu’on en ressent le charme du swing. Bref, la musique de ces dernières décennies a plutôt besoin de Bach que de sa musique, et son usage me semble moins une inspiration qu’une proclamation.
Une digression comme point de comparaison : les usages en variété des musiques de Bach font pâle figure à côté de la fusion parfaite entre la musique romantique et la chanson de variété opérée par Gainsbourg, qui a su mettre sur ce coup des arrangeurs talentueux comme Alain Goraguer. On en reparlera bientôt. D’ailleurs, la seule chanson vraiment réussie de la série sur une musique de Bach, je trouve que c’est Sur un prélude de Bach, et justement on trouve aux commandes Jean-Claude Vannier, arrangeur de variété, un temps compagnon de Gainsbourg, et puis qui a beaucoup réfléchi à tout ce qu’il faisait. On a vu que sa chanson n’est pas exempte de contre-sens, comme s’il fallait un peu mentir pour bien faire fusionner Bach et chanson. On reparlera de Jean-Claude Vannier plus tard…
Alors pourquoi citer Bach à tort et à travers ? Pourquoi veut-on Bach, pourquoi a-t-on besoin de Bach ? Je risque une hypothèse : Bach, c’est l’Occident, ou l’Europe. Le seul compositeur dont le mythe puisse lui être comparé est bien sûr Mozart. Mais dans nos représentations, je dirais que Mozart est plutôt perçu comme universel, une sorte de don fait à l’humanité toute entière, l’intercesseur d’une musique divine ou naturelle. Tandis que la musique de Bach est le fruit du travail acharné d’un homme seul, une combinaison originale de science et de religion, un peu comme notre civilisation. Il nous plait à tous que Bach soit du jazz, ou que le jazz soit du Bach, chacun selon sa pente.
Pour finir, le générique de Répliques, l’émission d’Alain Finkielkraut sur France Culture : Les variations Goldgerg. Le générique proprement dit commence vers 3:00, au moment ou s’épanouit un contrepoint énergique à deux voix qui symbolise le dialogue contradictoire, thème de l’émission. Par Glenn Gould, une musique de Jean-Sébastien Bach bien sûr.
On a un peu parlé du pianiste Glenn Gould dans cette série. Ses interprétations de Bach ont vraiment marqué, mais il a aussi composé dans la manière du maître. Par exemple cette chanson pleine d’humour qui évoque Bach. So you want To write a fugue?
Paroles de sagesse à méditer :
So just ignore the rules and try, And the fun of it will get you, And the joy of it will fetch you, It’s a pleasure that is bound to satisfy. So why not have a try? You’ll decide that John Sebastian, Must have been a very personable guy.
But never be clever for the sake of being clever, For a canon in inversion is a dangerous diversion And a bit of augmentation is a serious temptation While a stretto diminution is an obvious solution Never be clever for the sake of being clever For the sake of showing off.
Pour mieux faire connaissance, Glenn Gould off the record.
Sinon, vous saviez que Mozart était un mauvais compositeur ? Sans ça, il aurait eu le droit à sa série comme Bach.
Un extrait du film Amadeus. Mozart joue à la manière de Bach. C’est fantaisiste historiquement, mais c’est intéressant sur la perception des deux plus grands génies de la musique classique.
Les Juifs et la chanson IV – Image des juifs dans la chanson 13/19
Dans ce billet, on aborde un autre art populaire : le comique. La question juive y est abordée plus franchement qu’en chanson, ce qui montre qu’il ne s’agit pas d’un tabou universel. La symétrie avec les gitans est intéressante là encore. Si tout amateur de chanson qui se respecte est capable de citer en une minute quatre ou cinq chansons parlant d’un gitan, et si tout raconteur de blagues en connait au moins quelques-unes sur les juifs, je les mets tous au défi de raconter une blague gitane. Ou de citer en moins d’une minute ne serait-ce que trois chansons avec un personnage juif (à moins de lire ce blog bien sûr).
Autre symétrie intéressante : que ce soit en chanson ou dans le comique, le judaïsme est traité en gros de la même manière par les artistes juifs ou pas : discrétion, neutralité et non-dit en chanson, contre étalage bienveillant de poncifs et d’exagérations dans le comique. Il y a quand même des différences subtiles, je dirais un regard plus tendre ou ému quand il vient de l’intérieur, mais je vous laisse en juger.
J’adore les sketchs de Popeck, mais ce n’est qu’en préparant cette série que j’ai découvert qu’il était aussi musicien. Popeck et Mozart.
Si la Chanson a magnifiquement combattu la réputation de radinerie des auvergnats, il n’en est rien de l’Art de la parodie d’émission de télé avec celle des juifs. Des chiffres et des chiffres, par Les Inconnus.
Vous êtes juif, excellent sketch d’Élie Kakou.
Élie Kakou évoque aussi un sujet plus spécialisé : le racisme entre juifs ashkénazes et séfarades, dans Le kibboutz.
Les Nuls, dont je vous avoue que je n’apprécie pas trop l’humour, ont quand même eu quelques idées touchant au génie surréaliste.
Pour ceux qui ne connaissent pas, l’original : pub pour Royal Canin, aliment complet pour chien. Musique de Enno Moriconne (c’est la bande original du film Le professionnel).
Les Nuls ont aussi commis une parodie balourde de Est-ce que tu viens pour les vacances de David et Jonathan (Il faut dire qu’ils n’étaient pas aidés par l’original). Qu’est-ce que tu vends pour les vacances.
L’original.
Allez, pour conclure ce long billet, un peu de Woody Allen ne nous fera pas de mal.
La chanson, art majeur ou art mineur VI. Musique classique, chanson, et réciproquement, 12/18 1 – 2 – 3 – 4 – 5 – 6 – 7 – 8 – 9 – 10 – 11 – 12 – 13 – 14 – 15 – 16 – 17 – 18
En chanson, on entend parfois une citation classique subreptice. Dans Les bonbons de Jacques Brel, au moment de « sur le kiosque on joue Mozart », l’orchestre se prend pour Mozart un quart de seconde.
Dans Couché dans le foin, une chanson de Mireille et Jean Nohain, il y a un emprunt rapide à Carmen de Georges Bizet (sur « Hélas le métier de toréador », vers 1:02). Je vous propose une interprétation par Pills et Tabet. On aperçoit Jean Nohain au début de la vidéo.
Dans Il fait des …, l’une des 87 chansons écrites par Édith Piaf, Yves Montand nous fait entendre quelques passages classiques, dont un petit bout de la Sonate au clair de lune de Beethoven, c’est vers la fin.
J’en profite pour vous repasser l’excellent sketch de Bernard Haller.
Il est vrai que cette sacrée sonate se prête volontiers à toutes sortes de massacres. Au kazoo, Joël Van Der Mark.
Puisqu’on parle de Beethoven, je vous raconte un souvenir personnel. En cours de solfège, la prof nous demande pourquoi à la fin de la Cinquième symphonie, l’orchestre joue plusieurs fois l’accord de tonique. J’ai répondu : « parce que Beethoven était sourd ». On m’a viré de l’école de musique.
Meuh non, on ne m’a pas viré, personne n’a entendu ma bonne blague. Et la vraie réponse c’était plutôt que vue la colossale quantité d’énergie harmonique accumulée, il fallait résoudre plusieurs fois.
La chanson, art majeur ou art mineur VI. Musique classique, chanson, et réciproquement, 3/18 1 – 2 – 3 – 4 – 5 – 6 – 7 – 8 – 9 – 10 – 11 – 12 – 13 – 14 – 15 – 16 – 17 – 18
Êtes-vous amateur de rondeaux ? Liriez-vous un blog consacré aux formes strophiques ? Écouteriez-vous une radio appelée « rire et lieds » ? À toutes ces questions, je réponds oui à votre place, puisqu’en musicologie, rondeau, forme strophique et lied sont plus ou moins des synonymes de chansons ! Les plus grand compositeurs ne rechignent pas à écrire des airs faciles à chanter, à la structure « strophique » (= couplet/refrain) facilement identifiable, des sortes de chansons donc. Je vous en passe quelques-uns. Mozart en a composé plusieurs, comme Der Vogelfänger bin ich, ja!, dans La flûte enchantée. Par le baryton Teddy Tahu Rhodes.
Autre air très connu, déjà passé dans le blog, Voi che sapete. Je vous passe ma version préférée, par Julia Lezhneva. Je lui trouve quelque chose de plus droit et net que d’autres… Mais partez à la pêche sur youtube, il y a toute sorte d’interprétations.
J’observe que de bonnes chanteuses de variété peuvent se casser les dents sur cet air. Le chant classique ne s’improvise pas… Par Natasha St-Pier.
D’un autre côté, quand des vedettes du chant classique s’essayent à la chanson, le résultat n’est pas toujours génial, mais enfin à vous de voir. Je m’voyais déjà, par Philippe Jaroussky & friends. On reconnait Natalie Dessay, Karine Deshayes et Philippe Jaroussky. J’adore l’air des musiciens, un peu « mais qu’est-ce qu’on s’encanaille aujourd’hui ». Le timbre « lyrique » plait ou pas… mais pour passer par dessus un orchestre, on est contraint d’utiliser certaines harmoniques. On reparle de cette version bientôt dans la série.
Jusqu’à une époque récente, certains de ces airs étaient repris par des vedettes. Le rondeau du brésilien, air célèbre de La vie parisienne, opérette de Jacques Offenbach, par Dario Moreno.
Pour conclure ce billet, puisqu’on parle d’airs favoris, une citation assez éclairante tirée de l’extraordinaire Guide illustré de la musique d’Ulrich Michels. Cette curieuse mini-encyclopédie, richement illustrée et très complète ne comporte qu’un ou deux paragraphes sur la chanson, alors qu’il y a des tartines sur des notions aussi centrales que les appoggiatures ou autres conneries, passez-moi l’expression. Mais ça tombe bien, ça nous fera moins à lire aujourd’hui … Voilà les deux paragraphes.
Après le succès remporté depuis le milieu du XIXè siècle par certains airs favoris d’opéra et d’opérette, on a vu se créer de toutes pièces des « succès » dont les médias, en particulier le disque et la radio, ont fait une véritable marchandise musicale, qui représente un chiffre d’affaire important.
Des équipes organisée de façon rationnelle et professionnelle collaborent à cette production : auteurs, compositeurs, arrangeurs, chanteurs, acteurs, ingénieurs du son, directeurs commerciaux, jusqu’aux disc-jockeys. Ces musiques de variété s’appuient sur les habitudes auditives et les sentiments les plus simples. Faisant rarement preuve d’originalité, elles s’inscrivent toujours dans les courants de la mode, qu’elles contribuent parfois à orienter. À des paroles sur le thème de la solitude, de l’amour, correspond une musique délibérément simple — mélodies diatoniques aux intervalles caractéristiques, rythmes réguliers, harmonies tonales, structure strophique avec refrain, sonorités connues et parois clichés les plus éculés : valse musette pour Paris, guitare hawaïenne pour les mers du sud, etc.
La chanson, art majeur ou art mineur VI. Musique classique, chanson, et réciproquement, 2/18 1 – 2 – 3 – 4 – 5 – 6 – 7 – 8 – 9 – 10 – 11 – 12 – 13 – 14 – 15 – 16 – 17 – 18
On l’a vu dans le dernier billet, la musique classique est plus facile à célébrer ou critiquer qu’à définir. Au sens le plus strict, la période classique est un bref moment de la grande musique occidentale, vers la fin du XVIIIè siècle, entre la musique baroque et la musique romantique, marqué par Haydn, Mozart et Beethoven.
Dans un sens plus large, le public définit la musique classique par certaines caractéristiques implicites, réelles ou supposées : musique officielle, nécessitant un long apprentissage, perfection, exigence technique primant sur toute autre considération, raffinement, musique non amplifiée, instruments anciens, fidélité rigoureuse à un répertoire figé. La musique classique est aussi perçue comme exempte de tous les vices de la musique : lascivité des musiques dansantes, facilité de la musique populaire, crétinisme des paroles des chansons de variété. Et surtout paresse de nos habitudes auditives, car écouter de la musique classique, ce n’est pas pour les paresseux. On se réjouis que ce soit si abstrus, on se flatte de son endurance. En tout cas, qu’on en écoute ou pas, on la respecte, un peu comme une religion qu’on ne pratique plus.
Les musicologues insistent quant à eux sur l’historicité du pilier véritable de la musique classique : le répertoire. La notion est en fait assez récente. Il semble que le premier compositeur qui ait eu l’idée de jouer le répertoire ancien était Beethoven au début du XIXe siècle. Il a en quelque sorte « inventé » la musique classique. Selon wikipedia, La passion selon saint Matthieu, de Jean-Sébastien Bach n’a pas été jouée entre sa création en 1736 et son exécution en 1829 par Felix Mendelssohn. Avant le XIXè siècle, les musiques étaient composées pour être jouées immédiatement, personne ne songeait à jouer de vieux trucs, ou n’imaginait que le truc du jour serait joué plus tard. Puisqu’on parle de la Passion selon Saint Matthieu.
La chanson, art majeur ou art mineur VI. Musique classique, chanson, et réciproquement, 1/18 1 – 2 – 3 – 4 – 5 – 6 – 7 – 8 – 9 – 10 – 11 – 12 – 13 – 14 – 15 – 16 – 17 – 18
Voici l’avant-dernière série consacrée à notre lancinante question : la chanson est-elle un art majeur ou un art mineur ? Dans notre quête désespérée d’une absence de réponse, on étudie à partir d’aujourd’hui la relation entre la chanson et l’un des arts les plus majeurs du monde : la musique classique.
Dans son altercation avec Béart, Gainsbourg invoque la musique classique comme art majeur indiscutable. Il est vrai que dans notre imaginaire, elle est un absolu : composée par des génies comme Bach ou Mozart, exécutée par des virtuoses comme Liszt ou Paganini, elle nous propose une intercession directe avec Dieu, l’univers, ou encore plus difficile avec soi-même. Les non-croyants, et jusqu’aux scientistes, peuvent idéaliser cet exemple unique d’art abstrait séculaire. Critiquer la musique classique, c’est le blasphème total, voilà bien sur quoi Homais et Bournisien ont fini par s’entendre. Pas facile donc de trouver des critiques à l’encontre de la musique classique, notamment dans des paroles de chansons… Dans La samba de Bernard Lavilliers, on entend au détour d’une sociologie un peu sommaire de la musique :
Une musique morte impuissante et statique Suintait par le plafond très aristocratique
Morte, impuissante ? Peut-être… Claude Nougaro est plus indulgent, lorsqu’il imagine les aller-retour d’un pauvre piano, de la salle Pleyel à un club de jazz ! Je vous propose une interprétation par Jacqueline François du Piano de mauvaise vie, à écouter en détail pour sa belle collection de poncifs.