Plusieurs chanteurs ou musiciens handicapés ont fait une belle carrière, comme Blind Willie Mc Tell, Ray Charles, Gilbert Montagné, Michel Petrucciani, … Mais tous ces artistes ne mettaient pas en avant leur handicap dans leur personnalité d’artiste. Il n’en va pas de même avec la chanson identitaire qu’on aborde dans les derniers billets de cette série. Aujourd’hui, Grand corps malade nous chante Les handicapés.
Les auditeurs attentifs ont sûrement remarqué que Évidemment bien sûr, passée il y a quelques billets utilise une contraposée. Cette notion concerne les implications, c’est-à-dire les énoncés du type « si A alors B ». Par exemple, « si je suis un homme, alors je suis mortel ». La contraposée de l’énoncé est par définition « si non-B, alors non-A ». Dans l’exemple, « si je suis immortel, alors je ne suis pas un homme », ce qui est bien clair. Avec un peu de logique, on peut vérifier qu’un énoncé est équivalent à sa contraposée, voir ici.
Les deux premiers couplets de la chanson commencent par « Quand j’étais petit, je n’étais pas grand » (donc « si petit, alors pas grand »). Et le troisième couplet par « lorsque j’ai grandi, je n’étais plus petit » (donc « si grand alors pas petit »), contraposée du premier énoncé, lui-même tautologique. Par lequel on voit que la contraposée d’une tautologie n’est qu’une autre tautologie, ce qui est du plus grand effet comique. Mais le plus bel exemple de contraposée en chanson, c’est Take the A train, l’un des plus célèbres standards de jazz. Par Ella Fitzgerald.
Les paroles nous disent :
You must take the « A » train To go to Sugar Hill way up in Harlem If you miss the « A » train You’ll find you missed the quickest way to Harlem
Donc : « si on veut aller à Harlem, alors il faut prendre le train A ». Contraposée : « si on rate le train A, alors on a raté le moyen d’aller à Harlem ». La structure du morceau est la répétition d’un motif musical deux fois, puis un autre motif, puis la reprise du premier. Ce qu’en jazz on dénote par AABA. Implacable logique : les deux premiers A sont équivalents logiquement par contraposition et parlent du train A, fantastique. Explications sur ce morceau par Michel Petrucciani, avec une dissociation main gauche / main droite surnaturelle.
La chanson, art majeur ou art mineur VI. Musique classique, chanson, et réciproquement, 5/18 1 – 2 – 3 – 4 – 5 – 6 – 7 – 8 – 9 – 10 – 11 – 12 – 13 – 14 – 15 – 16 – 17 – 18
On a vu dans les billets précédents des jugements contrastés : la chanson de variété, véhicule des « clichés les plus éculés » selon Ulrich Michels, opposée à la « musique morte, impuissante et statique » dénoncée par Bernard Lavilliers. Et dans la série consacrée à l’histoire ancienne de la controverse art majeur / art mineur, on a vu que dès le XVIIe siècle, on opposait art savant et art populaire, bien souvent pour préférer (ou prétendre préférer) le second. Voir les citations de Molière ici, Rousseau ici ou Lamartine ici. On ne va pas épiloguer là-dessus plus longtemps… Dans ce billet, je voudrais juste insister sur une dimension purement musicale de l’opposition chanson/musique classique, apparu au tournant du XIXe et du XXe siècle, dimension à l’origine de certains malentendus.
Les coupables sont deux grandes innovations. Première innovation, du côté de la musique classique : le phrasé rubato, en plein siècle romantique, le XIXe. Le rubato, c’est l’art de ne pas suivre un tempo figé : ralentir ou accélérer au gré de l’émotion, se décaler un peu pour faire ressortir le soliste, etc. Deuxième innovation, du côté de ce qui allait devenir le jazz : le métissage entre musiques occidentales et africaines, initié par le ragtime et suscitant de nombreuses inventions rythmiques au tournant du XIXe et du XXe siècle. Extrait de La partition intérieure, de Jacques Siron, extraordinaire ouvrage sur les musiques improvisées modernes :
La conception du rythme est un point de désaccord majeur entre les musiciens de jazz et les musiciens qui n’ont baigné que dans la tradition rythmique de la musique classique. Faute de connaissance et de reconnaissance réciproque, de nombreux malentendus existent entre ces deux univers rythmiques.
Dans la musique classique, on n’utilise pas la très grande stabilité de la pulsation recherchée dans les musiques syncopées. Très souvent, les pulsations suivent le phrasé, ralentissent à la fin des phrases, introduisent de subtiles césures ; depuis la tradition romantique du XIXe siècle, le phrasé rubato est utilisé pour donner plus de souplesse et plus de vie à la phrase ; la plupart des interprètes classiques l’utilisent de manière expressive au détriment de la stabilité de la pulsation de base. Dans les orchestres classiques, la présence d’un chef d’orchestre responsable du tempo général ne favorise pas la prise en charge individuelle et collective du tempo ; de plus la précision rythmique de l’oreille est de beaucoup supérieure à la vue du geste silencieux de la baguette.
La stabilité de la pulsation du jazz est souvent perçue comme rigide ou redondante par des oreilles classiques, alors que, pour les musiciens de jazz, le phrasé classique passe pour anémique et totalement dépourvu des qualités du swing : il n’est que rarement en place, les syncopes sont sautillantes, hachées et précipitées, le rythme est décollé de la terre et perd ses qualités dansantes.
Pour illustrer cette citation, je vous propose de réécouter la reprise de J’m voyais déjà par Jaroussky & friends. Si vous prêtez attention au rythme, vous entendrez que les chanteurs ne se fondent pas complètement dans la métrique dansante du morceau. Ils préfèrent faire valoir leur timbre ou leurs émotions par de subtils ralentissements ou des notes tenues qui cassent le groove (sauf Natalie Dessay qui semble avoir réfléchi à la question, cf le billet précédent, et fait bien le job, enfin je trouve …).
À comparer avec Aznavour. Lui aussi prend quelques libertés avec le rythme, mais en respectant la métrique, et donc sans que l’orchestre ait à ralentir…
En plus de l’opposition musique populaire / musique savante, présente dans notre culture depuis le XVIIe siècle au moins, il y a donc une opposition musicologique, plus discrète dans les débats, mais qui saute aux oreilles prévenues… Entre deux conceptions du rythme donc, disons conception « expressive » (avec le phrasé rubato, et la nécessité d’un chef d’orchestre) et conception « stable » faute de meilleures appellations. Cette deuxième opposition date en gros de la fin du XIXe siècle. Il se trouve que les contingences de l’histoire ont mis la conception expressive du rythme du côté de la musique classique, et donc savante. Tandis que la conception stable, plus dansante, a petit à petit conquis le grand public et a relégué la conception expressive au répertoire classique et à ses amateurs éclairés. Le « stable » s’est donc retrouvé du côté des musiques populaires. Mais il n’y a aucune nécessité, musicale en tout cas, à cet appariement qui admet d’ailleurs tant d’exceptions qu’on peut dire qu’il semble en fait un déplacement conventionnel de la grande querelle savant/populaire. Cette vieille guerre a de temps à autres besoin de nouveaux champs de bataille. Et au fait, puisqu’il y a deux oppositions, il devrait y avoir 2×2 = 4 sortes de musique. Voyons cela.
1. Musique savante / stable, avec bien sûr le jazz, musique qui n’a plus rien de populaire depuis longtemps. Mais on pourrait ranger dans la catégorie « stable » toute la musique baroque, qui a de nombreux points communs avec le jazz (sophistication, musique improvisée et dansée, ce qui nécessite structures répétitives et stabilité rythmique).
2. Musique savante / expressive : musique classique, confondue pour les besoins de la présente démonstration avec la période romantique de la musique classique.
3. Musique populaire / stable : à peu près tout ce qui se vend, tout ce qui groove, tout ce qui balance à Paris, depuis Scott Joplin (ou Charles Trenet en chanson française), en passant bien sûr par le rock et jusqu’au rap.
4. Musique populaire / expressive : courant plus ou moins porté disparu… On peut réécouter Barbara peut-être, ou les grandes chanteuses réalistes. Tout fout le camp. Par Damia, la tragédienne de la chanson, qui fait son entrée au 817e billet du blog…
Cette classification de la musique en quatre cases est bien sûr grossière… Son seul mérite est de clarifier certains malentendus dans l’opposition musique classique / chanson.
Pour conclure, trois versions d’un même morceau, pour un peu entendre différentes manières d’aborder le rythme. Si vous voulez ressentir l’émergence d’une pulsation stable au milieu d’un phrasé plus confus, je vous recommande Caravan, par Michel Petrucciani. Confusion, puis swing, jusqu’à la mise à nu du thème, encore porté par l’imprégnation de la pulsation… et puis voyage en dissonance, magnifique.
Intéressant à comparer avec la version d’un autre grand pianiste, Art Tatum, le maitre du piano « stride », héritier en jazz du ragtime. Je trouve l’approche rythmique intéressante aussi, sans swing, un peu saccadée.
Si vous n’avez pas eu votre dose de rythme, essayez cette dernière version de Caravan. À la batterie, Charly Antolini. J’aime bien l’air consterné du contrebassiste qui aimerait bien jouer un peu lui aussi, vers 2:20 …