Entre ici versus I have a dream

Peut-on chanter en français – 14

On s’écarte aujourd’hui un peu de la chanson pour aborder l’art oratoire. Et puisqu’on compare l’anglais au français, on écoute les deux discours peut-être les plus célèbres dans ces deux langues : I have a dream de Martin Luther King et Entre ici Jean Moulin d’André Malraux. Deux tubes en quelque sorte.

I have a dream.

Entre ici Jean Moulin.

Je suis frappé par le rythme de I have a dream, qui a plusieurs traits typiques des chansons. D’abord la présence de plusieurs refrains intégrés. Un refrain intégré dans une chanson, c’est un petit bout de phrase qui revient pour séparer les couplets, sans être tout à fait assez long pour constituer un refrain proprement dit, par exemple « et s’appelait les copains d’abord, les copains d’abord ». Martin Luther King utilise de ces bouts de phrase : « One hundred year ago », répété plusieurs fois au début de son discours, puis « Now is the time » au milieu, et bien sûr le célèbre « I have a dream » à la fin. Ce dernier a un placement intéressant : sur le plan sémantique, il est au début du « couplet » (« je rêve que ceci ou cela »), mais rythmiquement, il est placé à la fin, juste après les « ceci et cela » et suivi d’une pause, écoutez bien. Ça donne un effet de contre-temps, ou « en l’air » très efficace, un peu similaire à divers dispositifs rythmiques de la musique noire américaine justement.

Le discours de Malraux est bien plus français, en ce qu’il s’appuie sur le nombre de pieds des phrases, qui bien qu’irrégulier, donne beaucoup de rythme à l’ensemble. J’ai par exemple repéré plusieurs alexandrins :

Il a été le Carnot de la Résistance.

Désormais, elle va combattre en face de l’enfer.

Jean Moulin n’a nul besoin d’une gloire usurpée.

Mais je ne repère rien qui évoque le contre-temps. L’accent tonique final typique du français donne un aspect conclusif et solennel à chaque phrase. Le « entre ici Jean Moulin » de Malraux pourrait être utilisé comme un refrain intégré, mais à l’encontre de ce que je me rappelais, il n’est énoncé qu’une seule fois.

Quelques chansons quand même pour illustrer ce billet. D’abord We shall overcome, de Joan Baez, dont le titre était le slogan des luttes pour les droits civiques.

Et puis à propos de Jean Moulin, une célèbre chanson de résistance, The partisan par Leonard Cohen.

Dans le cadre de cette série, il est intéressant de rappeler que la chanson surtout connue dans sa version en anglais est en fait adaptée du français : paroles d’Emmanuel d’Astier de la Vigerie et musique et interprétation d’Anna Marly.

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Rutebœuf

La chanson, art majeur ou art mineur VII. Été 2019, chaque jour un poète, 1/68
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Voici la troisième série d’été du Jardin aux chansons qui bifurquent. Toute l’année, on s’est demandé si la chanson est un art majeur ou un art mineur. Pour conclure en beauté ces séries, je vous propose chaque jour de l’été 2019 un poète (majeur) mis en chanson (mineure). Je les ai rangés par ordre chronologique. Merci à Floréal Melgar qui a posté toute l’année des chansons sur son mur Facebook, il m’a fourni beaucoup d’idées.

On commence par Rutebœuf, né vers 1230.

Joan Baez nous chante Pauvre Rutebœuf, sur une musique de Léo Ferré.

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Rousseau

La chanson, art majeur ou art mineur IV. Archéologie d’une question 6/16
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Pour commencer ce billet, une devinette : pouvez-vous citer un seul poète français né entre 1639 (naissance de Racine) et 1790 (naissance de Lamartine) ? Bien du courage, bravo si vous y arrivez sans documentation. Voilà ce que j’ai trouvé. Les vers de mirliton de Voltaire, ça ne compte pas. Vous pouvez tenter Rouget de Lisle (auteur des paroles de la Marseillaise) ou Fabre d’Églantine (Il pleut, il pleut bergère), mouais, un peu discutable. Mieux, André Chénier, c’est peut-être la meilleure réponse. Ou encore le fabuliste Florian… Savez-vous que les expressions « pour vivre heureux, vivons cachés » ou « chacun son métier, les vaches seront bien gardées » sont des moralités tirées de ses fables ? Voilà toute ma maigre récolte, vous pouvez aller en pêcher d’autres dans des listes qui trainent ici ou là. Mais aucun n’a la gloire ou la célébrité de ceux des deux siècles précédents ou suivants. Il faut croire que le classicisme et ses règles ont durablement stérilisé le lyrisme français. Un bon siècle et demi, le XVIIIè siècle découpé très large donc, belle prouesse, bravo Monsieur de Malherbe.

Le XVIIIè siècle est donc un siècle de philosophes plus que de poètes… On y trouve toutefois des textes intéressants, qui montrent une grande indulgence à l’égard de la chanson. Assez logique vu l’état de la poésie me direz-vous. Dans l’Encyclopédie, à l’article « chanson ».

CHANSON, s. f. (Litt. & Mus.) est une espece de petit poëme fort court auquel on joint un air, pour être chanté dans des occasions familieres, comme à table, avec ses amis, ou seul pour s’égayer & faire diversion aux peines du travail ; objet qui rend les chansons villageoises préférables à nos plus savantes compositions.

La définition est peut-être due à Rousseau, qui a écrit les articles de l’Encyclopédie concernant la musique. Dans l’article suivant, on reconnait son style caustique, prompt à s’en prendre à la langue ou à la musique française, comme dans ses textes écrits lors de la querelle des bouffons, voir ici. On reparlera de ça dans une série en préparation sur le génie lyrique propre à chaque langue (ce débat concerne aujourd’hui les mérites comparés du français et de l’anglais, mais autrefois l’italien était le concurrent du français, et encore avant le latin et le grec pour la poésie). Du reste, la langue française a toujours souffert d’un complexe. Dans la Lettre à l’Académie de Fénelon : « Me sera-t-il permis de représenter ici ma peine sur ce que la perfection de la versification française me paraît presque impossible ? … ». Voici donc l’article « romance » de l’Encyclopédie. Pour rappel, la romance est un style très populaire en France au tournant XVIIIè — XIXè siècle.

ROMANCE, s. f. (Littérat.) vieille historiette écrite en vers simples, faciles & naturels. La naïveté est le caractere principal de la romance. Ce poëme se chante ; & la musique françoise, lourde & niaise est, à ce me semble, très-propre à la romance ; la romance est divisée par stances. M. de Montgrif en a composé un grand nombre. Elles sont toutes d’un goût exquis, & cette seule portion de ses ouvrages suffiroit pour lui faire une réputation bien méritée. Tout le monde sait par cœur la romance d’Alis & d’Alexis. On trouvera dans cette piece des modeles de presque toutes sortes de beautés, par exemple, de récit ;

Conseiller & notaïre
Arrivent tous ;
Le curé fait son ministère,
Ils sont époux.

de description :
En-lui toutes fleurs de jeunesse
Apparoissoient ;
Mais longue barbe, air de tristesse
Les ternissoient.
Si de jeunesse on doit attendre
Beau coloris ;
Pâleur qui marque une ame tendre,
A bien son prix.

de délicatesse & de vérité :
Pour chasser de la souvenance
L’ami secret,
On ressent bien de la souffrance
Pour peu d’effet :
Une si douce fantaisie
Toujours revient
En songeant qu’il faut qu’on l’oublie,
On s’en souvient.

de poésie, de peinture, de force, de pathétique & de rithme :
Depuis cet acte de sa rage,
Tout effrayé,
Dès qu’il fait nuit, il voit l’image
De sa moitié ;
Qui du doigt montrant la blessure
De son beau sein,
Appelle avec un long murmure,
Son assassin.

Il n’y a qu’une oreille faite au rithme de la poésie, & capable de sentir son effet, qui puisse apprécier l’énergie de ce petit vers tout effrayé, qui vient subitement s’interposer entre deux autres de mesure plus longue.

Pour partir vous-même à la pêche dans l’Encyclopédie : ici. Le style « romance » a été un peu éclipsé par son successeur, la mélodie française, plus raffinée musicalement. Pour découvrir les romances de la poétesse Marceline Desbordes-Valmore et de la compositrice Pauline Duchambge, vous pouvez réécouter l’émission Chanson Boom ! qu’Hélène Hazera leur a consacré. En réécoute ici.

Quelques romances sont tout de même restées populaires jusqu’à aujourd’hui. Il pleut, il pleut Bergère par exemple, ou encore Plaisir d’amour, l’une des chansons française les plus reprises. Musique de Jean-Paul-Égide Martini, adaptée d’un texte de Florian dont on parlait au début de ce billet. Je vous propose six versions, trouvez celle que vous préférez !

Par Isabelle Druet

Par Yvonne Printemps

Par Rina Ketty (j’ai un faible pour celle-là, et je ne dois pas être le seul, elle a presque 700 000 vues sur youtube quand même…).

Par Tino Rossi

Par Joan Baez, pas à son meilleur je trouve.

Par Dorothée, ça aurait pu être pire franchement (à part le clip, lui il ne peut pas être pire).

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