Samantha Barendson m’a communiqué quelques idées pour compléter la série sur la peinture en chanson, que je vais étaler sur les trois billets à suivre. D’abord Hubert-Félix Thiéfaine qui nous livre son ekphrasis : Compartiment C voiture 293, inspiré d’un tableau d’Edward Hopper.
En réunissant des chansons sur le thème des mathématiques, j’ai été frappé par le nombre d’allusions sexuelles qu’on y trouve. Par exemple, ce passage de C’est bien ma veine d’Arnold Turboust :
Une équation sexuée à l’évidence, Aussi logique que E=MC2 Mise en scène par un gars prénommé Murphy Serait la cause de tous mes tourments.
Je ne cherchais pas spécialement ces allusions explicites ou implicites dans le répertoire mal défini des chansons mathématiques. Mais le charme ultime de la recherche est bien sûr de trouver ce qu’on ne cherche pas. Après quelques ruminations, je propose dans ce billet des explications à cette convergence inattendue.
Il y a tout d’abord le pouvoir du contraste, une astuce classique dans la chanson comique ou légère. On rapproche deux opposés, comme le charme et des petits calculs, ce qui capte l’attention de l’auditeur. Écoutez bien Ah ! Les p’tites Femmes de Paris, chanson du film Viva Maria !, par Brigitte Bardot et Jeanne Moreau.
Chez Mademoiselle K, dans Pas des carrés, l’opposition aux mathématiques est une métaphore d’un conflit conjugal.
C’est pas des carrés pas des losanges Pas des conneries Tu m’manques tu m’manques
Le sol est pas plat je suis pas aux anges C’est pas c’qu’on m’avait dit Tu m’manques tu m’manques
J’suis pas si tarée pas si carrée J’déteste les mathématiques Toujours autant toujours pourtant Note et retiens combien de fois J’me suis déduis de toi De tout c’que t’aimeras pas
L’opposition de deux univers supposément incompatibles est parfois poussée plus loin dans un dispositif qu’on a déjà vu dans les chansons-blagues un peu lourdes sur les bouchers (le boucher amoureux, la femme du boucher, etc). Le Jardin y a consacré toute une série. Ici donc, on « matte la prof de maths », à la réputation pourtant peu sexy en général, dans La prof de maths du Grand Orchestre du Splendid.
Je parlais plus haut des bouchers. Et bien, j’ai même trouvé une chanson qui mange aux deux râteliers : poncifs sur les maths et sur les bouchers. C’est Acne vulgaris, d’Ingrid Caven. Ça raconte l’histoire d’une prof de maths (et de latin) couverte d’acné qui connait enfin l’amour « à plus de cinquante berges ». Mais circonstance aggravante, c’est avec un boucher, quelle horreur. Elle finit donc par se suicider. Les paroles originales (que je n’ai pas pu consulter) ont été écrites en allemand par Rainer Werner Fassbinder. On doit l’adaptation en français à Pierre Philippe qui commençait là sa carrière de parolier. Voir la série que l’émission Tour de chant sur France Musique lui a consacré.
Dans La Vénus mathématique de Guy Béart, l’opposition entre mathématiques et un érotisme vaguement graveleux est filée tout au long de la chanson. Bon, moi ça me touche un cosinus sans faire bouger l’autre, mais avis aux amateurs qui voudraient décortiquer ce salmigondi mi-paillard mi-mathématique. Notez que Guy Béart s’y connaissait un peu en maths puisqu’il était ingénieur de la prestigieuse école des Ponts et chaussées.
Marie Mathématique est plus subtile. Elle est carrément la petite sœur de l’icône érotique Barbarella. La jeunesse de l’héroïne (son âge est déjà une hyperbole permise par un paradoxe mathématique puisqu’elle aura « 16 ans dans mille ans ») empêche de trop expliciter les allusions érotiques. L’aspect mathématique n’est pas très développé non plus et reste voilé de mystère. Tout au plus, les motifs géométriques de la « robe de frisson » sont suivis de quelques images suggestives vers la fin de la vidéo. Gainsbourg est à la composition et au chant, les paroles sont d’André Ruellan et les rires de France Gall.
Marie Mathématique nous amène tout droit à une autre modalité de l’usage érotique des mathématiques en chanson : le mystère, ou même l’ésotérisme. Dans un registre où il est de meilleur goût de suggérer que d’expliciter, le vocabulaire abstrait et sonore des mathématiques, voire le mot « mathématiques » lui-même, est évidemment une ressource. Hubert-Félix Thiéfaine appelle par exemple Mathématiques souterraines une chanson plus sexuelle que scientifique, sans que l’on sache bien ce que les mathématiques viennent y faire.
Hubert-Félix Thiéfaine est aussi le plus numérologue des chanteurs. Il entrelace des allusions sexuelles avec les nombres mystérieux dont il parsème ses paroles. Par exemple dans Chambre 2023 (et des poussières) :
J’étais Caïn junior le fils de Belzébuth Chevauchant dans la nuit mes dragons écarlates Et m’arrêtant souvent chez les succubes en rut J’y buvais le venin dans le creux de leur chatte Et les ptérodactyles me jouaient du trombone Au quatorzième sous-sol quarante-deuxième couloir Où les anges déchus sous un ciel de carbone Aux heures crépusculaires sodomisent les miroirs
Le temps d’une chanson, Thiéfaine quitte les mathématiques pour la physique, avec les quarks et quasars, aux deux extrêmes de l’univers. Le quark est la plus petite des particules élémentaires et le quasar l’un des objets les plus énergétiques et lointains du cosmos ! Que ce grand écart conduise à devenir « cunnibilingue » est tout de même une ellipse… Amants destroy :
Travail de nuit, petit matin Jouissance, violence entre ses seins Visage éclaboussé de nacre Amour, bagatelle et massacre
Sur les fusibles du hasard Entre les quarks et les quasars Elle détruira son teddy boy Cunnibilingue et lousy toy
Dans la chanson au titre suggestif, Ad orgasmum æternum, Thiéfaine invoque l’abstraction de l’inconnue X des mathématiques. À moins que ça ne soit le X du classement X au cinéma ?
Dans cité X, y a une barmaid Qui lave mon linge entre deux raids Si un jour elle apprend mon tilt Au bout d’un flip tourné trop vite Je veux pas qu’on lui renvoie mes scores Ni ma loterie ni mon passeport
Gainsbourg lui aussi utilise l’inconnue X et des listes de nombres dans L’hôtel particulier, l’un des titres du célèbre album Melody Nelson. Je note qu’il date de 1971 et la loi sur le classement X de 1975. En France du moins, car au Royaume-Unis, le « X-certificate » a remplacé le « H-certificate » en 1951. Le clip est de Jean-Christophe Averty (je ne peux pas l’incruster car Youtube a posé une limite d’âge, cliquer ici si vous êtes majeur).
Au cinquante-six, sept, huit, peu importe De la rue X, si vous frappez À la porte D’abord un coup, puis trois autres On vous laisse entrer Seul et parfois même accompagné
Après Thiéfaine, l’auteur de chanson qui entrelace le plus sexe et mathématiques est certainement Léo Ferré. Lui aussi tire parti de l’ésotérisme des maths, source inépuisable de sonorités et d’allusions plus ou moins heureuses. Il entre un peu plus dans la signification des concepts, lui qui écrivait : « Je me propose dans ma solitude définie, une morale non euclidienne. » Dans Des mots, il y a tout un vocabulaire mathématique ou issu des sciences physiques. Par exemple :
MC2, MC2 aime-moi donc, ta parallèle Avec la mienne, si tu veux, s’entrianglera sous mes ailes Humant un peu par le dessous, je deviendrai ton olfacmouette Mon bec plongeant dans ton égout quand Dieu se vide de la tête
Dans La mémoire et la mer :
Quand j’allais géométrisant Mon âme au creux de ta blessure Dans le désordre de ton cul Poissé dans les draps d’aube fine
Dans cette dialectique de l’inexorable et du voluptueux, les mathématiques avec leurs vérités définitives sont bien sûr dans la région de l’inexorable et de la virilité. Mais dans La preuve par trois, Zazie géométrise de manière plus féminine, en traçant à même les corps une sorte de carte du tendre :
Si je reprends tout depuis le début Pour résoudre le problème De cette équation à 2 inconnus Suffit de savoir qu’ils s’aiment Si j’ajoute à ça que le point G Se trouve à l’intersection De 2 corps en position allongée Tu auras la solution
Les mathématiques sont aussi parfois neutres, lorsqu’elles illustrent simplement une réalité objective dans laquelle se déploient des histoires plus humaines. Pas besoin alors d’espaces abstraits ou de concepts abscons, de bonnes vieilles parallèles font très bien l’affaire. Les amants parallèles de Vincent Delerm.
On aborde aujourd’hui le seul handicap utilisé en chanson pour ses qualités musicales : le bégaiement. On commence par le Stuttering blues (le blues bégayant), de John Lee Hooker.
Il parait que ça a inspiré My generation, des Who, déjà vus dans la série et à qui je décerne le prix de meilleurs artistes ayant chanté le handicap sous toutes ses formes.
Voir aussi cet épisode de Tom et Jerry avec la chanson Crambone, chantée par Uncle Pecos.
Le procédé bégayant est aussi utilisé dans Changes de David Bowie.
Il parait que la chanson Scatman a été inspirée à son auteur Scatman John par son bégaiement, ce qui est difficile à croire devant une telle prouesse de diction.
En français le procédé est moins utilisé. Il faut dire que nous sommes un peu maniaques de la métrique : même dans la variété la moins poétique, le nombre de pieds par vers est souvent respecté, et pas besoin de bégayer pour remplir les cases manquantes. Essayez quand même La tactique du gendarme de Bourvil. Notez la chorégraphie qui sans être spectaculaire demande certaines qualités de dissociation.
Sinon, d’après mes recherches sur internet, il y a plusieurs chanteurs bègues occasionnels ou ex-bègues comme Hubert-Félix Thiéfaine, Carlos, Sylvie Vartan ou Julien Doré. Le chanteur Arno a une élocution un peu difficile, mais je ne dirais pas que c’est un franc bégaiement. Mais tout ça n’apparait pas dans leurs chansons, tant il est bien connu que les bègues ne bégaient pas quand ils chantent.
Le chanteur le plus numérologue est sûrement Hubert-Félix Thiéfaine. Il n’a pourtant pas reçu de formation mathématique très poussée à ma connaissance, à la différence de plusieurs chanteurs comme Antoine, Boris Vian, Guy Béart, Évariste, Tom Lehrer, Boby Lapointe ou Bernard Menez. Mais les nombres sont très présents dans les paroles ésotériques de ses chansons, regardez par exemple la liste des titres de ses chansons ici, c’est impressionnant le nombre de nombres qu’on y dénombre.
Je vous propose sa chanson Mathématique souterraine. Encore une chanson érotique si je comprends bien les paroles, parce qu’avec Thiéfaine faut s’accrocher. Mais il n’y a de mathématiques que dans le titre ce me semble.
On reste avec Léo Ferré aujourd’hui. La mémoire et la mer comporte plusieurs passages mathématiques : « Une mathématique bleue / Dans cette mer jamais étale », et plus loin « Comme l’ombre qui perd son temps / À dessiner mon théorème ». Et puis un dernier qui éclaircit un peu le mystère de l’usage érotique des mathématiques dans la chanson déjà noté plusieurs fois dans la série :
Quand j’allais géométrisant Mon âme au creux de ta blessure Dans le désordre de ton cul Poissé dans les draps d’aube fine
La mémoire et la mer est aussi un long poème de cinquante-cinq strophes écrit par Ferré et dont, en plus de l’éponyme, six chansons sont extraites : Des mots, Géométriquement tien, La mer noire, FLB, La marge et Christie.
Dans Des mots :
MC2, MC2 aime-moi donc, ta parallèle Avec la mienne, si tu veux, s’entrianglera sous mes ailes. J’essaye de ne pas mélanger ma vie professionnelle à ce blog, mais quand on est chercheur depuis 10 ans dans une équipe qui s’appelle MC2, ça fait un peu bizarre de découvrir ce passage.
Dans Géométriquement tien : J’y verrai des oiseaux de nuit et leurs géométriques ailes Ne pourront dessiner l’ennui dont se meurent les parallèles.
Dans La mer noire :
Les corbeaux blancs de Monsieur Poe, géométrisent sur l’aurore Et l’aube leur laisse le pot où gît le homard Nevermore Ô chansons sûres de marins dans le port nagent des squelettes Et sur la dune le destin vend du cadavre aux goélettes Ces chiffres de plume et de vent volent dans la mathématique Et se parallélisent tant que le baril joint l’esthétique
Dans Christie :
Toi dont l’étoile fait de l’œil À ces astronomes qu’escortent Des équations dans leur fauteuil À regarder des flammes mortes La galaxie a pris le deuil
Vous pouvez retourner voir la série consacrée aux paroles absconses ou ésotériques dans les chansons. Le genre a ses maitres comme Léo Ferré donc, et aussi Bashung ou Hubert-Félix Thiéfaine, ainsi que sa grande figure tutélaire : Arthur Rimbaud. Je note que certains utilisent les mathématiques (Ferré, Thiéfaine) et d’autres pas (Rimbaud, Bashung). Ma préférence va aux seconds, qui n’ont pas besoin d’un jargon ésotérique pour faire poète. Si on relit le Bateau ivre par exemple, chaque mot est utilisé dans son sens propre : parapet, panthère à peau d’homme, mer infusée d’astres, etc etc. Pas besoin de dire que la mathématique est bleue ni qu’une ombre dessine un théorème. D’ailleurs, de toutes les chansons extraites du long poème La mémoire et la mer, ma préférence va à FLB où je n’ai trouvé aucune référence mathématique.
J’adore La mémoire et la mer notez, c’est juste pour dire quelque chose, il faut bien que je remplisse mon blog.
En robe grise et verte avec des ruches, Un jour de juin que j’étais soucieux, Elle apparut souriante à mes yeux Qui l’admiraient sans redouter d’embûches ;
Elle alla, vint, revint, s’assit, parla, Légère et grave, ironique, attendrie : Et je sentais en mon âme assombrie, Comme un joyeux reflet de tout cela ;
Sa voix, étant de la musique fine, Accompagnait délicieusement L’esprit sans fiel de son babil charmant Où la gaité d’un cœur bon se devine.
Aussi soudain fus-je après le semblant D’une révolte aussitôt étouffée, Au plein pouvoir de la petite Fée Que depuis lors je supplie en tremblant.
Il est temps de révéler la réponse à la première devinette : le jeu plus souvent cité en chanson. J’ai eu toute sorte de réponses (voir le billet précédent) et personne n’a trouvé la mienne. Diego propose la chasse, réponse intéressante avec beaucoup de chansons, mais je ne range pas la chasse dans les jeux.
Je propose donc : le flipper. Tout comme un bon coup au jeu de go, le flipper remplit plusieurs objectifs. D’abord, le jeu est musical en lui-même, il se prête bien à la musique figurative à l’instar de la machine écrire ou du train par exemple. Ensuite, ce jeu des copains, adolescent et générationnel permet d’actionner le ressort (c’est le cas de le dire) le plus efficace de la chanson : la nostalgie. Le flipper a aussi une valeur métaphorique : les rebonds illogiques de la boule de bumper en bumper sont la vie même. En fait, certains flippers étaient même des petites allégories, avec dans un univers bien défini des zones chanceuses et d’autres adverses, des prisons, des gains inespérées, etc. Bref, le flipper a tout pour plaire au parolier.
Même Édith Piaf a chanté le flipper. Le billard électrique.
Parmi les nombreuses chansons de flipper, je trouve que celle qui exploite le mieux tout le potentiel du jeu, c’est Flipper, du groupe Téléphone.
Pour la valeur nostalgique du flipper, je propose Les forbans, La fille du flipper.
Comme chanson qui exploite le potentiel métaphorique du flipper, je propose Corynne Charby, Boule de flipper. Il faut juste qu’on m’explique pourquoi le clip montre surtout des boules de bowling et une boule de pétanque bien astiquée sur un billard … La musique est de Christophe en personne.
Sur le plan musical, ma chanson de flipper préféré est Pinball wizard des Who. Avec Elton John au chant, le version du film Tommy exploite un peu le potentiel musical du jeu.
Pour les vrais fans des Who, une version live avec Roger Deltrey au chant. Au festival de l’ile de Wight, en 1970. Le tempo s’embourbe quelque peu… Keith Moon devait être un peu défoncé, mais merde, ça a de la gueule.
Version française, par Richard Anthony, un beau massacre, merci. Le sorcier du flipper. Les paroles sont de Boris Bergman, il a quand même fait mieux après …
Tant qu’à rester en France, je préfère de très loin la pop déjantée d’un autre Richard (Gotainer). L’empereur du flipper.
Même Chantal Goya a chanté le flipper, dans sa période yéyé au début de sa carrière. Si tu gagnes au flipper. Tout comme le yaourt avec de vrais morceaux de fruits, il y a de vrais bruits de flipper au début.
Les nuits sans Kim Wilde de Laurent Voulzy exploite le côté obsessionnel du flipper. Paroles d’Alain Souchon.
Je conclus ce billet par une anecdote personnelle. Soucieuse de mon éducation, ma maman m’emmenait parfois sur les lieux de tel ou tel événement historique. Ainsi nous sommes-nous retrouvés il y a une bonne quarantaine d’années dans le café où Jean Jaurès avait été assassiné quelque décennies auparavant, rue Montmartre à Paris pour autant que je me souvienne. Elle a demandé où se trouvait le grand homme au moment du coup de feu. Le garçon nous a répondu : « il était au flipper ». Tout comme Bob qu’était au flip quoi. Marche à l’ombre de Renaud.
Je me suis limité aux chansons centrées sur le flipper. Pour aller chercher l’extra-balle, ou même peut-être « claquer » et gagner une partie gratuite, quelques chansons qui l’évoquent incidemment : – Laisse béton, encore Renaud – Rock autopsie ou Les dingues et les paumés d’Hubert-Félix Thiéfaine – J’ai eu 30 ans de Maxime Le Forestier – Nos amours cassées de Félix Gray & Didier Barbelivien – Couleur menthe à l’eau d’Eddy Mitchell – Cœur en stéréo de Jeanne Mas – La solitude de Gilbert Bécaud
Vous venez de lire le 1200e billet du Jardin aux chansons qui bifurquent.
Les Juifs et la chanson IV – Image des juifs dans la chanson 2/19
Quand le mot « juif » apparaît dans une chanson, c’est rarement pour désigner un personnage particulier, ou pour souligner une qualité prêtée aux juifs. On va le voir dans ce billet, le « juif » dans la chanson est souvent abstrait, insipide, à l’antipode du « gitan », personnage récurrent à la personnalité forte et affublé de nombreuses qualités (voir ici). Il y a peu d’exceptions, retournez voir le billet consacré à Georges Moustaki pour en trouver une (ici).
« Juif » apparaît donc souvent dans des chansons énumératives, avec d’autres peuples, ou simplement adossé au nom d’une autre ethnie, comme pour se mettre à distance d’un antagonisme ou pour dissiper toute suspicion de racisme. Dans ce contexte, « juif » et « arabe » sont souvent cités ensemble, l’un justifiant l’autre et inversement, ou l’excusant. Les exemples sont assez nombreux et chacun peut interpréter le phénomène selon sa paranoïa propre, je vous laisse à vos méditations.
Plus belle chanson de la collection, Claude Nougaro, Sonnet à Mouloudji. Vous noterez que techniquement, il ne s’agit pas d’un sonnet, puisque l’avant-dernière strophe contient quatre vers, et que dans la dernière un vers ne rime avec aucun autre, sans que cela ne produise aucune gêne à l’écoute, c’est le génie créatif de Nougaro.
On me prend pour vous On vous prend pour moi Ressemblance féconde Du Juif et de l’Arabe
Kabyle de la Butte Sarrazin de Toulouse Ainsi se répercutent Dans du noir et du rouge
Je serais anarchiste Comme vous, cher frangin, S’il n’y avait là, qui geint Dans ma vierge âme bistre
Un ange, qu’on ne peut nier Et qui tient à nous mettre Dans le même panier
Chanson la plus surprenante dans notre étude, magnifique exemple de chanson énumérative : Le zizi de Pierre Perret, seul tube que j’ai trouvé pour cette série (et en sens seul véritable « tube » de toute la chanson française).
Celui d’un marin breton Qui avait perdu ses pompons Et celui d’un juif cossu Qui mesurait le tissu Celui d’un infirmier d’ambulance Qui clignotait dans les cas d’urgence
Le mot « juif » apparaît parfois dans des listes de victimes du racisme, comme dans Monsieur Machin de Nino Ferrer.
Vous n’aimez pas les nègres Vous n’aimez pas les juifs Vous aimez les gueuletons Dimanche après la messe Monsieur Machin, vous êtes mort en naissant
Ou encore, Cannabis, toujours de Nino Ferrer.
La crasse et le vide La gueule et l’angoisse La guerre aux métèques Nègres, Juifs ou chiens Ça n’fait rien
Pour dénoncer la télé-poubelle, Louis Chedid va même jusqu’à mettre dans le même sac racistes et victimes du racisme, dans Reality-Show.
Je m’adresse à tous les charognards Qui tirent sur la corde sensible Les chasseurs de sensationnel Vautours de la télé-poubelle Qui mélangent dans le même shaker Juifs, skins, nazis, beurs
Plus positivement, les juifs sont souvent cités dans des chansons célébrant l’unité du genre humain. Par exemple dans Mélangez-vous Pierre Perret.
Femme pleine de grâce Quand l’étranger à l’entour de ta maison passe Noir, Blanc, Juif ou Berbère Laisse ton cœur désigner celui qu’il préfère
Ou encore dans J’ai embrassé un flic de Renaud.
Nous étions des millions Entre République et Nation Protestants et catholiques Musulmans, juifs et laïcs Sous le regard bienveillant De quelques milliers de flics
Ou encore dans Oye Sapapaya de Doc Gyneco
Je suis nègre, juif et communiste Allez leur dire aux lepénistes
Dans la géographie imaginaire de Jacques Brel (voir ici), il y a une petite place pour les juifs et les noirs. « Ni le courage d’être juif, ni l’élégance d’être nègre » dit-il dans Voir un ami pleurer. J’observe que le judaïsme est très discret dans l’œuvre de Brel, mais s’il respecte la règle non-écrite consistant à toujours évoquer « juif » avec un autre peuple, il est aussi le seul de tout ce billet qui n’est pas dans une neutralité complète, puisque fidèle à son habitude de prêter une personnalité à tel ou tel peuple, il associe « juif » à une qualité.
Hubert-Félix Thiéfaine utilise aussi le mot juif dans une chanson énumérative. Le titre de la chanson est peut-être une provocation (Je suis partout était un journal antisémite sous l’occupation)… mais peut-être pas, à partir d’une certaine dose de THC dans le sang, c’est difficile de savoir. La chanson aurait eu sa place dans la série sur la Shoah si je l’avais trouvée à temps. Je suis partout.
je suis partout dans le héros, dans le vainqueur le médaillé qui fait son beurre dans la fille tondue qu’on trimbale à poil devant les cannibales dans le train Paris-gare d’Auschwitz entre les corps des amants juifs dans ces millions d’enfants gazés qu’on voudrait me faire oublier je suis partout partout partouze tendresse en s.o.s. eros über alles
Pour conclure ce billet, Philippe Katerine, dont je réalise petit à petit en travaillant à mon blog que toute l’œuvre est une sorte d’analyse critique de la chanson, pousse le dispositif jusqu’à l’absurde dans Juifs Arabes.
Thiéfaine nous confirme aujourd’hui son addiction au nombre. 113ème cigarette sans dormir.
Puisque c’est « addiction au nombre » aujourd’hui, je vous pose une énigme mathématique. Supposez qu’avec trois mégots on puisse reconstituer une cigarette. Un clochard possède dix mégots. Combien peut-il fumer de cigarettes ? Réponse dans le prochain billet.