Puisqu’Yves Simon nous parlait d’accent tonique dans le dernier billet, je vous propose une sélection de chansons françaises qui ont la particularité que la chanteuse ne respecte pas l’accent tonique habituel du français. Celui-ci n’est pas très marqué, ne change jamais le sens des mots comme dans certaines langues, et tombe sur la dernière syllabe des mots. En chanson, on peut contrarier ces règles dans une certaine mesure.
Musique, de Michel Berger, par France Gall, qui tape fort sur le « mu » au détriment du « sique ». Ou au détriment de la ‘zique peut-être ?
Dans Est-ce que ce monde est sérieux de Francis Cabrel, l’accent tonique tombe sur la première syllabe de « sérieux », de « commence », « pantin », « minus », etc etc. Accent du sud-ouest ou accent tonique à l’anglaise ? À moins que ça ne soit tout simplement une réminiscence de la Gascogne anglaise.
Oh Gaby de Bashung. L’accent tonique est léger, mais il tombe bien sur « Ga » et par sur « by » on dirait.
Un peu pareil dans Madame rêve, on est un peu plus sur « ma » que sur « dame », enfin faites ça où vous voulez à la fin.
Le pénitencier, accent tonique sur « ten ».
Puisque tout ça commençait par d’une citation d’Yves Simon, je note que dans New York, il respecte assez scrupuleusement l’accent tonique bien de chez nous sur la fin des mots, en contradiction avec l’américanisme proclamé de la chanson.
Pour conclure ce billet sur l’accent tonique, un travail intéressant de Camille sur les accents rythmiques. J’ai tout dit.
Ce billet est pour l’essentiel tiré d’un cours donné par Jérôme Rousseau alias Ignatus à l’École Nationale de Musique de Villeurbanne.
On reste avec Léo Ferré aujourd’hui. La mémoire et la mer comporte plusieurs passages mathématiques : « Une mathématique bleue / Dans cette mer jamais étale », et plus loin « Comme l’ombre qui perd son temps / À dessiner mon théorème ». Et puis un dernier qui éclaircit un peu le mystère de l’usage érotique des mathématiques dans la chanson déjà noté plusieurs fois dans la série :
Quand j’allais géométrisant Mon âme au creux de ta blessure Dans le désordre de ton cul Poissé dans les draps d’aube fine
La mémoire et la mer est aussi un long poème de cinquante-cinq strophes écrit par Ferré et dont, en plus de l’éponyme, six chansons sont extraites : Des mots, Géométriquement tien, La mer noire, FLB, La marge et Christie.
Dans Des mots :
MC2, MC2 aime-moi donc, ta parallèle Avec la mienne, si tu veux, s’entrianglera sous mes ailes. J’essaye de ne pas mélanger ma vie professionnelle à ce blog, mais quand on est chercheur depuis 10 ans dans une équipe qui s’appelle MC2, ça fait un peu bizarre de découvrir ce passage.
Dans Géométriquement tien : J’y verrai des oiseaux de nuit et leurs géométriques ailes Ne pourront dessiner l’ennui dont se meurent les parallèles.
Dans La mer noire :
Les corbeaux blancs de Monsieur Poe, géométrisent sur l’aurore Et l’aube leur laisse le pot où gît le homard Nevermore Ô chansons sûres de marins dans le port nagent des squelettes Et sur la dune le destin vend du cadavre aux goélettes Ces chiffres de plume et de vent volent dans la mathématique Et se parallélisent tant que le baril joint l’esthétique
Dans Christie :
Toi dont l’étoile fait de l’œil À ces astronomes qu’escortent Des équations dans leur fauteuil À regarder des flammes mortes La galaxie a pris le deuil
Vous pouvez retourner voir la série consacrée aux paroles absconses ou ésotériques dans les chansons. Le genre a ses maitres comme Léo Ferré donc, et aussi Bashung ou Hubert-Félix Thiéfaine, ainsi que sa grande figure tutélaire : Arthur Rimbaud. Je note que certains utilisent les mathématiques (Ferré, Thiéfaine) et d’autres pas (Rimbaud, Bashung). Ma préférence va aux seconds, qui n’ont pas besoin d’un jargon ésotérique pour faire poète. Si on relit le Bateau ivre par exemple, chaque mot est utilisé dans son sens propre : parapet, panthère à peau d’homme, mer infusée d’astres, etc etc. Pas besoin de dire que la mathématique est bleue ni qu’une ombre dessine un théorème. D’ailleurs, de toutes les chansons extraites du long poème La mémoire et la mer, ma préférence va à FLB où je n’ai trouvé aucune référence mathématique.
J’adore La mémoire et la mer notez, c’est juste pour dire quelque chose, il faut bien que je remplisse mon blog.
Comme texte du jour, je propose quelques vers d’Omar Khayyam, poète, astronome et mathématicien persan du XIIe siècle.
Debout ! Car le matin dans la coupe de la nuit A jeté la pierre qui fait s’envoler les étoiles. Et vois ! Le chasseur de l’orient a pris Le minaret du sultan dans un lasso de lumière.
En songe, quand l’aurore levait sa main gauche dans le ciel, J’entendis une voix crier de la taverne « Éveillez-vous mes petits et remplissez la coupe Avant que dans sa coupe, la liqueur de vie ne se tarisse ».
Un de ses poèmes est lu par Bernard Lavilliers au début de sa chanson Femme.
La chanson, art majeur ou art mineur V. Les nanards de la chanson, 9/11 1 – 2 – 3 – 4 – 5 – 6 – 7 – 8 – 9 – 10 – 11
Composer, écrire des chansons, voilà sûrement un art mineur : c’est Gainsbourg qui le dit. Mais les reprendre, leur apporter jeunesse, les magnifier, voilà un art majeur. Extrait de La musique et l’ineffable, de Vladimir Jankélévitch, philosophe et musicien :
Le créateur, l’exécutant qui est recréateur actif, l’auditeur qui est recréateur fictif participent tous les trois à une sorte d’opération magique : l’exécutant coopère avec le premier opérateur en faisant exister l’œuvre effectivement dans l’air vibrant pendant un certain laps de durée, et l’auditeur, recréateur tertiaire, coopère en imagination ou par des gestes naissants avec les deux premiers. Refaire, disions-nous, c’est faire, et le recommencement est parfois un vrai commencement […]
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La nuit, je mens, chanson d’Alain Bashung reprise par Cazoul. À force de l’écouter, je lui trouve quelques mérites, mon côté recréateur actif sans doute. D’ailleurs, pour une fois qu’une chanson parle de théorie des graphes (« voleur d’amphores au fond des cliques »).
Sinon, je me demande à quoi tient ce génie de la chanson pour le mauvais goût. Je dirais qu’entre tous les arts, la chanson est celui dans lequel on regarde l’artiste avant l’œuvre. C’est l’art de la sincérité, de l’identification par excellence. J’en tiens pour preuve l’hystérie des fans, phénomène qui concerne surtout la chanson (on y consacrera une série bientôt).
Autre indice : on juge souvent un chanteur sur l’authenticité du personnage qu’il incarne (encore une série en préparation). On reproche à Renaud de ne pas être un vrai loubard, à tel rappeur de ne pas venir d’une cité. Mais on congratule Daniel Guichard d’avoir vraiment perdu son père, qui était vraiment un prolo, Brel de vraiment avoir des problèmes avec les femmes, Barbara d’être vraiment amoureuse, d’avoir vraiment visité Göttingen, d’avoir vraiment perdu son père à Nantes, père qui avait vraiment abusé d’elle. Quand Sardou explique benoitement que dans Je suis pour, ce n’est pas lui mais son personnage qui défend la peine de mort, personne ne le croit. Probablement, lui-même n’y croit pas. On se félicite par contre que Brassens soit vraiment un bon bougre. Et Pierre Perret, qu’il soit peut-être un faux bon bougre, que son amitié avec Léautaud soit peut-être inventée, l’affaire est assez grave pour mériter une campagne de presse et un procès. Si vous ne connaissez pas cette étrange histoire, tapotez dans votre moteur de recherche préféré, vous verrez.
Mais savoir si Louis de Funès est vraiment colérique, Chaplin vraiment un vagabond, etc., tout le monde s’en fout. Au contraire, on mesure le talent de l’acteur au nombre de kilos qu’il prend ou qu’il perd pour n’être plus lui-même et coller à son personnage, on félicite Bruno Ganz pour incarner son contraire (Hitler dans La chute), on admire Peter Sellers qui dans Docteur Folamour est successivement un savant nazi, un colonel british et un président des états-unis falot, on adore Sabine Azéma et Pierre Arditi qui interprètent tous les personnages de Smoking, no smoking, etc. Je ne parle même pas des cantatrices, des mimes, des imitateurs, des marionnettistes, …
Le chanteur de chansons, c’est le seul dont on exige qu’il soit lui-même. Tout lui sera alors pardonné, il peut chanter faux, mal jouer de la guitare, écrire des paroles con-con et des musiques simplettes. Mais s’il fait du kitsch ou du bidon, on l’entend comme une part essentielle de sa personne. Et de la notre, car dans l’offense au bon goût du chanteur, notre complicité de « recréateur tertiaire » (cf Jankélévitch au début du billet) est requise. Dans le vague karaoké permanent, le casque sur les oreilles ou dans sa voiture, l’amateur de chansons n’entend pas la chanson-hon comme il jetterait un œil distrait sur un bibelot kitch.
La chanson, art majeur ou art mineur IV. Archéologie d’une question 3/16 1 – 2 – 3 – 4 – 5 – 6 – 7 – 8 – 9 – 9bis – 10 – 11 – 12 – 13 – 14 – 15 – 16
« La chanson est-elle un art majeur ou un art mineur ? » : de quand date cette question ? On verra ça plus tard. Aujourd’hui, on se demande de quand date la possibilité de la question. Car pour que la question ait un sens, il faut qu’il existe des arts majeurs. Vous me direz, il faut qu’existe la Chanson, mais elle a toujours plus ou moins existé, sous une forme ou une autre (voir les billets précédents). Et il faut qu’il existe des arts mineurs, mais là encore, il y a toujours eu des chanteurs médiocres, des rimes balourdes, des mélodie banales, des ritournelles mal ficelés, etc.
Mais les arts majeurs : voilà le problème principal il me semble. Depuis quand y en a-t-il ? Et qui peut décider que tel art est majeur, et tel autre non ? Si on y réfléchit, la possibilité d’un art majeur nécessite des instances de validation, des règles communes, toutes sortes de critères, de théorie esthétique. Ce qui suppose une autorité qui ait l’envie de se mêler de ça, et aussi une certaine stabilité politique. On va s’occuper de ces questions dans les prochains billets, en se cantonnant à la France.
La politique s’est toujours intéressée à l’art, y compris aux temps les plus reculés de la poésie française. Voyez Charles d’Orléans, grand seigneur et poète, assez brièvement mécène de François Villon. On lui doit ces jolis vers :
Le temps a laissé son manteau De vent, de froidure et de pluie, Et s’est vêtu de broderie, De soleil luisant, clair et beau.
Il n’y a bête, ni oiseau, Qu’en son jargon ne chante ou crie : Le temps a laissé son manteau De vent, de froidure et de pluie.
Rivière, fontaine et ruisseau Portent, en livrée jolie, Goutte d’argent, d’orfèvrerie, Chacun s’habille de nouveau. Le temps a laissé son manteau
Par un érudit appelé Michel Polnareff, avec une interview assez amusante, et une musique qui tire vers le contemporain et le bruitisme.
Dits par Alain Bashung.
En musique, par Nicolae Gafton, sur une musique de Claude Debussy.
Capturé par les Anglais au milieu de la guerre de cent ans, lors du désastre d’Azincourt en 1415, Charles d’Orléans reste prisonnier 25 ans en Angleterre avant d’être libéré contre rançon. Il est le père du roi Louis XII, qui a précédé François Ier sur le trône de France. Louis XII, François Ier : brève période de renaissance culturelle et de stabilité, entre la guerre de cent ans et les guerres de religion, qui a vu naître la première génération de grands écrivains français : Rabelais, Marot, du Bellay, Ronsard… Je n’ai pas trouvé de texte de cette période qui éclaire vraiment notre lancinante question. C’est plutôt le contraire, j’ai trouvé des textes qui montrent que la question de l’art majeur ne se posait pas à l’époque. Dans les Essais de Montaigne, Livre 1, chapitre 39, Considération sur Ciceron :
Les compagnons de Demosthenes en l’ambassade vers Philippus, loüoyent ce Prince d’estre beau, eloquent, et bon beuveur : Demosthenes disoit que c’estoient louanges qui appartenoient mieux à une femme, à un Advocat, à une esponge, qu’à un Roy.
Imperet bellante prior, jacentem Lenis in hostem.
Ce n’est pas sa profession de sçavoir, ou bien chasser, ou bien dancer,
Orabunt causas alii, cælique meatus Describent radio, et fulgentia sidera dicent, Hic regere imperio populos sciat.
Plutarque dit d’avantage, que de paroistre si excellent en ces parties moins necessaires, c’est produire contre soy le tesmoignage d’avoir mal dispensé son loisir, et l’estude, qui devoit estre employé à choses plus necessaires et utiles. De façon que Philippus Roy de Macedoine, ayant ouy ce grand Alexandre son fils, chanter en un festin, à l’envi des meilleurs musiciens ; N’as-tu pas honte, luy dit-il, de chanter si bien ? Et à ce mesme Philippus, un musicien contre lequel il debattoit de son art ; Ja à Dieu ne plaise Sire, dit-il, qu’il t’advienne jamais tant de mal, que tu entendes ces choses là, mieux que moy.
Voilà, c’est assez clair : en ce siècle d’humanisme, l’Art perfectionne l’Homme bien plus que l’Homme ne perfectionne l’Art. Un art « majeur » serait un contre-sens. Si chanter bien n’est pas bien, comment la chanson pourrait-elle être un « art majeur » ?
Pourtant, l’art mineur, en la personne de l’artiste malhabile, existe bel et bien, tel, dans l’extrait suivant, ce peintre incapable de peindre un coq ou ce musicien qui prend soin de ne jouer ses œuvres qu’au milieu de compositions médiocres pour les mieux mettre en valeur. Un art un tant soit peu « majeur », on le trouve peut-être chez les auteurs de l’antiquité qu’admiraient les humanistes. Livre 3, Chapitre V, Sur des vers de Virgile.
Je fais volontiers le tour de ce peintre, lequel ayant miserablement representé des coqs, deffendoit à ses garçons, qu’ils ne laissassent venir en sa boutique aucun coq naturel.
Et auroy plustost besoing, pour me donner un peu de lustre, de l’invention du musicien Antinonydes, qui, quand il avoit à faire la musique, mettoit ordre que devant ou apres luy, son auditoire fust abbreuvé de quelques autres mauvais chantres.
Mais je me puis plus malaisément deffaire de Plutarque : il est si universel et si plain, qu’à toutes occasions, et quelque suject extravagant que vous ayez pris, il s’ingere à vostre besongne, et vous tend une main liberale et inespuisable de richesses, et d’embellissemens. Il m’en fait despit, d’estre si fort exposé au pillage de ceux qui le hantent. Je ne le puis si peu racointer, que je n’en tire cuisse ou aile.
Passé l’effet de sidération de Je t’aime moi non plus, comment encore écrire des chansons sexuellement explicites ? Les tentatives un peu ratées de Jean Yanne, Herbert Léonard ou Jean Ferrat montrent que malgré l’absence de censure (ou peut-être à cause de son absence ?) ça n’a rien d’évident. Gainsbourg aurait tué le job. Lui-même a connu un coup de mou après Je t’aime moi non plus, voir les billets précédents.
Bashung est peut-être celui qui a su renouveler le genre avec le plus de bonheur. Je vous passe trois de ses chansons plus ou moins explicites. Comme les paroles sont assez obscures (voir ici), on peut imaginer bien des choses… je vous épargne les explications de texte.
Ma petite entreprise.
Madame rêve.
Malédiction, c’est ma préférée.
Vous avez remarqué ? Les trois titres commencent par « ma ». Parlez-en à votre psychanalyste.
Qui est le plus grand bluesman français ? 1bis/8 1 – 1bis – 2 – 3 – 3bis – 4 – 4bis – 5 – 6 – 7 – 7bis – 8
Christophe, internaute de Paris, propose sur facebook Bashung. Je pense qu’il y a un malentendu. Bashung est certes l’homme le plus bleu de la chanson française, presque l’égal d’un schtroumpf. Mais ça n’en fait pas un bluesman. Les mots bleus, d’un autre Christophe (qu’on a déjà vu dans le blog, série sur les fausses notes, ici)