Umberto Eco

La chanson, art majeur ou art mineur IV. Archéologie d’une question 16/16
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Nous voilà au terme de cette longue série. On ne sait toujours pas si la chanson est un art majeur ou mineur… mais on sait que la question ne date pas d’aujourd’hui, on en a vu des avatars chez les meilleurs auteurs, on se sent un peu moins bête de ne pas trouver la réponse.

Retournez voir la célèbre altercation Gainsbourg/Béart, avec tout ça en tête, ça prend un relief un peu nouveau, effluve d’alcool à part.

Toute sorte d’oppositions traversent cette question : art savant/art brut, peuple/élite, nature/culture, etc. Je vous propose pour finir une dernière plongée dans le passé, autour de l’écriture, de l’imprimerie et de ses avatars récents. Victor Hugo, Notre-Dame de Paris, en 1831.

Et ouvrant la fenêtre de la cellule, il désigna du doigt l’immense église de Notre-Dame, qui, découpant sur un ciel étoilé la silhouette noire de ses deux tours, de ses côtes de pierre et de sa croupe monstrueuse, semblait un énorme sphinx à deux têtes assis au milieu de la ville.

L’archidiacre considéra quelque temps en silence le gigantesque édifice, puis étendant avec un soupir sa main droite vers le livre imprimé qui était ouvert sur sa table et sa main gauche vers Notre-Dame, et promenant un triste regard du livre à l’église :

— Hélas ! dit-il, ceci tuera cela.

Flaubert maudissait lui aussi l’imprimerie, machine à répliquer indéfiniment la bêtise.
Lettre à Louise Collet, Croisset, le 2 juillet 1853.

Si l’Empereur demain supprimait l’imprimerie, je ferais un voyage à Paris sur les genoux & j’irais lui baiser le cul en signe de reconnaissance, tant je suis las de la typographie & de l’abus qu’on en fait.

Après lui, Umberto Eco maudissait l’internet.

Ils ont donné le droit de parole à des légions d’imbéciles qui, avant, ne parlaient qu’au bar, après un verre de vin et ne causaient aucun tort à la collectivité. On les faisait taire tout de suite alors qu’aujourd’hui ils ont le même droit de parole qu’un prix Nobel.

Merci Umberto, au début de ce billet je me sentais moins con, maintenant je me sens encore plus con avec mon « droit à la parole ». Je n’ai pas trouvé de chanson d’Umberto Eco (j’ai sûrement mal cherché), mais je vous propose une visite chez lui.

Voilà, le curé maudit l’écrivain, l’écrivain maudit le journaliste, le journaliste maudit le blogger, le blogger maudit le twitiste, qui maudit Donald Trump, quintessence de millénaires de progrès vers plus fluidité et donc de connerie. Au moment de l’invention de l’écriture, il a dû se trouver quelque chamane, druide ou barde pour la maudire : la parole enfermée, fixe, sans intonation, sans voix, sans accent, quelle perte, quelle pauvreté. Évidemment, par définition, il ne peut y avoir de témoignage écrit de cela. Imagine-t-on aujourd’hui qu’un artiste ne sache ni lire ni écrire ? Le cas se produit pourtant parfois. Il paraît qu’Ali Farka Touré ne savait pas lire. Artiste, majeur, ou peut-être mineur…

Belle émission sur lui, Une vie une œuvre, en réécoute sur France Culture. Ici.

Ali Farka Touré, Asco

Ali Farka Touré avec Ry Cooder. Soukora

Ali Farka Touré, Uya

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Hukuna matata

Expressions et mots venant de la chanson : les sources et les robinets 7/13
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Ça rame cette série… On ne trouve pas d’expression très convaincante venant de la chanson. Je propose une explication. Supposons que la langue soit un vaste système hydrologique. Les mots, les expressions, c’est une eau qui fait tourner nos moulins (à paroles ?) et qui à l’occasion désaltère nos esprits. Il y a de l’eau, et donc des sources.  Et il y a des robinets. Les sources inventent la langue, les robinets la restituent.

La chanson se placerait du côté des robinets tout simplement… elle pourvoit plus qu’elle ne sourçoit. N’a-t-on pas parlé à propos de radios ou de chaines de télé de « robinet à musique » ? Il y a aussi des bassins d’épandage et de vastes usines d’épuration comme Walt Disney. On y recycle des expressions comme « Hakuna matatizo » qui signifie en swahili « pas de problème ». Sur wikipedia, j’apprends que

L’expression s’est d’abord fait connaître dans les pays occidentaux en 1983, avec la reprise, par Boney M., de la chanson Jambo Bwana du groupe kényan Them Mushrooms, sortie l’année précédente et qui reprend la phrase « Hakuna matata » dans son refrain. Elle a ensuite connu une nouvelle popularité avec le film d’animation Le Roi lion en 1994.

On écoute tout ça.

Jambo Bwana, du groupe kényan Them Mushrooms.

Jambo Bwana par Boney M.

Hakuna matata, dans le Roi lion.

Walt Disney ne fait pas que recycler. Le mot Supercalifragilisticexpidélilicieux a bien été inventé pour Mary Poppins, mais il ne sert quand même pas tous les jours. Supercalifragilisticexpidélilicieux, par Julie Andrews et Dick Van Dyke.

 

NB : Je ne suis moi-même qu’un robinet, puisque j’emprunte la métaphore de la source et du robinet à une lettre de Gustave Flaubert à Louise Colet, le 16 septembre 1853.

Pourquoi perds-tu ton temps à relire Graziella quand on a tant de choses à relire ? Voilà une distraction sans excuse, par exemple ! Il n’y a rien à prendre à de pareilles œuvres. Il faut s’en tenir aux sources, or Lamartine est un robinet.

(Notez le Lamartine bashing, sport en vogue chez les écrivains, dont on a déjà eu un exemple ici).

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