Grand malentendu pour grande dispute

La chanson, art majeur ou art mineur VI. Musique classique, chanson, et réciproquement, 5/18
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On a vu dans les billets précédents des jugements contrastés : la chanson de variété, véhicule des « clichés les plus éculés » selon Ulrich Michels, opposée à la « musique morte, impuissante et statique » dénoncée par Bernard Lavilliers. Et dans la série consacrée à l’histoire ancienne de la controverse art majeur / art mineur, on a vu que dès le XVIIe siècle, on opposait art savant et art populaire, bien souvent pour préférer (ou prétendre préférer) le second. Voir les citations de Molière ici, Rousseau ici ou Lamartine ici. On ne va pas épiloguer là-dessus plus longtemps… Dans ce billet, je voudrais juste insister sur une dimension purement musicale de l’opposition chanson/musique classique, apparu au tournant du XIXe et du XXe siècle, dimension à l’origine de certains malentendus.

Les coupables sont deux grandes innovations. Première innovation, du côté de la musique classique : le phrasé rubato, en plein siècle romantique, le XIXe. Le rubato, c’est l’art de ne pas suivre un tempo figé : ralentir ou accélérer au gré de l’émotion, se décaler un peu pour faire ressortir le soliste, etc. Deuxième innovation, du côté de ce qui allait devenir le jazz : le métissage entre musiques occidentales et africaines, initié par le ragtime et suscitant de nombreuses inventions rythmiques au tournant du XIXe et du XXe siècle. Extrait de La partition intérieure, de Jacques Siron, extraordinaire ouvrage sur les musiques improvisées modernes :

La conception du rythme est un point de désaccord majeur entre les musiciens de jazz et les musiciens qui n’ont baigné que dans la tradition rythmique de la musique classique. Faute de connaissance et de reconnaissance réciproque, de nombreux malentendus existent entre ces deux univers rythmiques.

Dans la musique classique, on n’utilise pas la très grande stabilité de la pulsation recherchée dans les musiques syncopées. Très souvent, les pulsations suivent le phrasé, ralentissent à la fin des phrases, introduisent de subtiles césures ; depuis la tradition romantique du XIXe siècle, le phrasé rubato est utilisé pour donner plus de souplesse et plus de vie à la phrase ; la plupart des interprètes classiques l’utilisent de manière expressive au détriment de la stabilité de la pulsation de base. Dans les orchestres classiques, la présence d’un chef d’orchestre responsable du tempo général ne favorise pas la prise en charge individuelle et collective du tempo ; de plus la précision rythmique de l’oreille est de beaucoup supérieure à la vue du geste silencieux de la baguette.

La stabilité de la pulsation du jazz est souvent perçue comme rigide ou redondante par des oreilles classiques, alors que, pour les musiciens de jazz, le phrasé classique passe pour anémique et totalement dépourvu des qualités du swing : il n’est que rarement en place, les syncopes sont sautillantes, hachées et précipitées, le rythme est décollé de la terre et perd ses qualités dansantes.

Pour illustrer cette citation, je vous propose de réécouter la reprise de J’m voyais déjà par Jaroussky & friends. Si vous prêtez attention au rythme, vous entendrez que les chanteurs ne se fondent pas complètement dans la métrique dansante du morceau. Ils préfèrent faire valoir leur timbre ou leurs émotions par de subtils ralentissements ou des notes tenues qui cassent le groove (sauf Natalie Dessay qui semble avoir réfléchi à la question, cf le billet précédent, et fait bien le job, enfin je trouve …).

À comparer avec Aznavour. Lui aussi prend quelques libertés avec le rythme, mais en respectant la métrique, et donc sans que l’orchestre ait à ralentir…

En plus de l’opposition musique populaire / musique savante, présente dans notre culture depuis le XVIIe siècle au moins, il y a donc une opposition musicologique, plus discrète dans les débats, mais qui saute aux oreilles prévenues… Entre deux conceptions du rythme donc, disons conception « expressive » (avec le phrasé rubato, et la nécessité d’un chef d’orchestre) et conception « stable » faute de meilleures appellations. Cette deuxième opposition date en gros de la fin du XIXe siècle. Il se trouve que les contingences de l’histoire ont mis la conception expressive du rythme du côté de la musique classique, et donc savante. Tandis que la conception stable, plus dansante, a petit à petit conquis le grand public et a relégué la conception expressive au répertoire classique et à ses amateurs éclairés. Le « stable » s’est donc retrouvé du côté des musiques populaires. Mais il n’y a aucune nécessité, musicale en tout cas, à cet appariement qui admet d’ailleurs tant d’exceptions qu’on peut dire qu’il semble en fait un déplacement conventionnel de la grande querelle savant/populaire. Cette vieille guerre a de temps à autres besoin de nouveaux champs de bataille. Et au fait, puisqu’il y a deux oppositions, il devrait y avoir 2×2 = 4 sortes de musique. Voyons cela.

1. Musique savante / stable, avec bien sûr le jazz, musique qui n’a plus rien de populaire depuis longtemps. Mais on pourrait ranger dans la catégorie « stable » toute la musique baroque, qui a de nombreux points communs avec le jazz (sophistication, musique improvisée et dansée, ce qui nécessite structures répétitives et stabilité rythmique).

2. Musique savante / expressive : musique classique, confondue pour les besoins de la présente démonstration avec la période romantique de la musique classique.

3. Musique populaire / stable : à peu près tout ce qui se vend, tout ce qui groove, tout ce qui balance à Paris, depuis Scott Joplin (ou Charles Trenet en chanson française), en passant bien sûr par le rock et jusqu’au rap.

4. Musique populaire / expressive : courant plus ou moins porté disparu… On peut réécouter Barbara peut-être, ou les grandes chanteuses réalistes. Tout fout le camp. Par Damia, la tragédienne de la chanson, qui fait son entrée au 817e billet du blog…

Cette classification de la musique en quatre cases est bien sûr grossière… Son seul mérite est de clarifier certains malentendus dans l’opposition musique classique / chanson.

Pour conclure, trois versions d’un même morceau, pour un peu entendre différentes manières d’aborder le rythme. Si vous voulez ressentir l’émergence d’une pulsation stable au milieu d’un phrasé plus confus, je vous recommande Caravan, par Michel Petrucciani. Confusion, puis swing, jusqu’à la mise à nu du thème, encore porté par l’imprégnation de la pulsation… et puis voyage en dissonance, magnifique.

Intéressant à comparer avec la version d’un autre grand pianiste, Art Tatum, le maitre du piano « stride », héritier en jazz du ragtime. Je trouve l’approche rythmique intéressante aussi, sans swing, un peu saccadée.

Si vous n’avez pas eu votre dose de rythme, essayez cette dernière version de Caravan. À la batterie, Charly Antolini. J’aime bien l’air consterné du contrebassiste qui aimerait bien jouer un peu lui aussi, vers 2:20 …

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Timbrés ?

La chanson, art majeur ou art mineur VI. Musique classique, chanson, et réciproquement, 4/18
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On a abordé dans le dernier billet la question des chanteurs qui changent de registre : de la variété au classique, et réciproquement. Je vous propose encore un petit voyage dans les deux sens, avec d’abord Le lion est mort, par Philippe Jaroussky & friends, qui renouvellent un peu les harmonies du machin.

Natalie Dessay a laissé de côté sa voix lyrique pour se lancer dans la chanson. Avec Michel Legrand, Les moulins de mon cœur.

Dans Barcelona, Freddie Mercury tient le choc face à Montserrat Caballé.

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Quand la musique classique fait des chansons

La chanson, art majeur ou art mineur VI. Musique classique, chanson, et réciproquement, 3/18
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Êtes-vous amateur de rondeaux ? Liriez-vous un blog consacré aux formes strophiques ? Écouteriez-vous une radio appelée « rire et lieds » ? À toutes ces questions, je réponds oui à votre place, puisqu’en musicologie, rondeau, forme strophique et lied sont plus ou moins des synonymes de chansons ! Les plus grand compositeurs ne rechignent pas à écrire des airs faciles à chanter, à la structure « strophique » (= couplet/refrain) facilement identifiable, des sortes de chansons donc. Je vous en passe quelques-uns. Mozart en a composé plusieurs, comme Der Vogelfänger bin ich, ja!, dans La flûte enchantée. Par le baryton Teddy Tahu Rhodes.

Autre air très connu, déjà passé dans le blog, Voi che sapete. Je vous passe ma version préférée, par Julia Lezhneva. Je lui trouve quelque chose de plus droit et net que d’autres… Mais partez à la pêche sur youtube, il y a toute sorte d’interprétations.

J’observe que de bonnes chanteuses de variété peuvent se casser les dents sur cet air. Le chant classique ne s’improvise pas… Par Natasha St-Pier.

D’un autre côté, quand des vedettes du chant classique s’essayent à la chanson, le résultat n’est pas toujours génial, mais enfin à vous de voir. Je m’voyais déjà, par Philippe Jaroussky & friends. On reconnait Natalie Dessay, Karine Deshayes et Philippe Jaroussky. J’adore l’air des musiciens, un peu « mais qu’est-ce qu’on s’encanaille aujourd’hui ». Le timbre « lyrique » plait ou pas… mais pour passer par dessus un orchestre, on est contraint d’utiliser certaines harmoniques. On reparle de cette version bientôt dans la série.

Jusqu’à une époque récente, certains de ces airs étaient repris par des vedettes. Le rondeau du brésilien, air célèbre de La vie parisienne, opérette de Jacques Offenbach, par Dario Moreno.

Pour conclure ce billet, puisqu’on parle d’airs favoris, une citation assez éclairante tirée de l’extraordinaire Guide illustré de la musique d’Ulrich Michels. Cette curieuse mini-encyclopédie, richement illustrée et très complète ne comporte qu’un ou deux paragraphes sur la chanson, alors qu’il y a des tartines sur des notions aussi centrales que les appoggiatures ou autres conneries, passez-moi l’expression. Mais ça tombe bien, ça nous fera moins à lire aujourd’hui … Voilà les deux paragraphes.

Après le succès remporté depuis le milieu du XIXè siècle par certains airs favoris d’opéra et d’opérette, on a vu se créer de toutes pièces des « succès » dont les médias, en particulier le disque et la radio, ont fait une véritable marchandise musicale, qui représente un chiffre d’affaire important.

Des équipes organisée de façon rationnelle et professionnelle collaborent à cette production : auteurs, compositeurs, arrangeurs, chanteurs, acteurs, ingénieurs du son, directeurs commerciaux, jusqu’aux disc-jockeys. Ces musiques de variété s’appuient sur les habitudes auditives et les sentiments les plus simples. Faisant rarement preuve d’originalité, elles s’inscrivent toujours dans les courants de la mode, qu’elles contribuent parfois à orienter. À des paroles sur le thème de la solitude, de l’amour, correspond une musique délibérément simple — mélodies diatoniques aux intervalles caractéristiques, rythmes réguliers, harmonies tonales, structure strophique avec refrain, sonorités connues et parois clichés les plus éculés : valse musette pour Paris, guitare hawaïenne pour les mers du sud, etc.

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Le chat chez les classiques (Brassens et Rossini)

Le chat 5/7
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Georges Brassens a chanté les chats. Dans Brave Margot évidemment, ici chantée par Patachou.

Et dans P… de toi, déjà passée ici, où il donne la patte aux chats perdus jusqu’à ce qu’un félin frappe à sa porte. Je préfère Le testament, où les pires tourments sont promis aux fouetteurs de chats.

Qu’il boive mon vin, qu’il aime ma femme
Qu’il fume ma pipe et mon tabac
Mais que jamais – mort de mon âme
Jamais il ne fouette mes chats
Quoique je n’aie pas un atome
Une ombre de méchanceté
S’il fouette mes chats, y a un fantôme
Qui viendra le persécuter

Chanté par les Montain Men.

D’autres classiques que Brassens se sont attelés au chat. Natalie Dessay et Camille chantent le Duo des chats de Gioachino Rossini.

Le même dans un scène très réussie du film La sentinelle d’Arnaud Desplechin.

Je vous propose aussi une composition de Camille (avec notamment des imitations intéressantes à la fin). Cats and dogs.

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Autour de minuit

Nougaro et ses compositeurs 3/15
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Nougaro a mis en paroles au moins une composition de Thélonious Monk, Round Midnight, ou plutôt ici Autour de Minuit. On retrouve Thélonious Monk dans le prochain post.

 

A noter, une version avec la cantatrice Natalie Dessay, enregistrée sur le dernier album (posthume) de Nougaro, La note bleue.

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