Bravo à Diego qui a résolu l’énigme. Le vers ou Georges Brassens chante à la fois « dir-euh » et « dir » est : Il me laisse dire « Merde », je lui laisse dir’ « Amen ». Dans Les trompettes de la renommée.
Je propose aujourd’hui une énigme. Il y en avait souvent au début du blog, mais il est assez difficile de trouver des idées, surtout qui ne sont pas évidentes à résoudre avec internet. Dans la série « Peut-on chanter en français », à propos de laborieux décomptes de syllabes, on s’est demandé si Brassens compte le mot « dire » (verbe dire à l’infinitif) pour une ou deux syllabes. Parfois Brassens chante « dir’ » et parfois « dir-euh ». Dans quel vers de quelle chanson entend-on les deux versions ?
Je ne vais pas divulgâcher la solution dès aujourd’hui, alors je vous passe Les ricochets.
Dans le billet consacré à Cole Porter, j’ai eu le malheur de dire (ou de dir-euh) que « Tout dire dans des vers de six pieds » est un octosyllabe. Ce à quoi Pierre Delorme et Patrick Hannais m’ont rétorqué qu’il s’agit techniquement d’un vers de neuf pieds, puisque « dire » compte en théorie pour deux syllabes. Je les remercie pour leur vigilance.
Évidemment, en chanson, on peut souligner ou pas les « e » muets. C’est une question de respect des règles, de goût, de mode, de cohérence entre musique et paroles, de sonorité, bref de technique d’écriture, on peut ergoter sans fin. Mais partant du principe que la règle est avant tout le reflet des meilleures pratiques et non l’inverse, je me suis demandé comment un auteur qu’on ne peut suspecter de nonchalance versificatoire, à savoir Georges Brassens, abordait la prononciation du verbe « dire » à l’infinitif dans ses chansons. À ma grande surprise, j’ai dénombré pas moins de quarante-deux chansons du bon maître où l’on dit « dire », ce qui fait que l’échantillon a une certaine significativité statistique. Je ne sais pas si un seul parolier est aussi prodigue de « dire »… Brassens serait le chanteur du dire, je vous laisse à vos conjectures sur ce surprenant phénomène dont je ne sais s’il a déjà été noté.
Malgré des données assez substantielles, la question de la prononciation de « dire » chez Brassens reste assez complexe. Il y a plusieurs subtilités : est-ce que « dire » est en fin de vers ou pas ? Est-ce qu’il est suivi d’une voyelle ou d’une consonne ? Est-ce que Brassens a décidé lui-même, ou est-ce qu’il adapte un poète ? Est-ce que Brassens a écrit lui-même une musique, et si oui, a-t-il enregistré la chanson, seule preuve irréfutable de la manière dont il dit « dire » ? Revue de détails ci-dessous, et le score final sera tout au bout du suspense.
Je commence par trois chansons qui ne comptent pas vraiment, puisque ce sont des adaptations de poètes. Dans Pensées des morts (adaptée d’Alphonse de Lamartine) et Les Oiseaux de passage (adaptée de Jean Richepin), « dire » compte bien pour deux syllabes. Pensées des morts a une structure de rimes assez irrégulière (A-B-A-B-C-C-D-E-E-D) et est écrite en vers de sept pieds. Brassens en transforme certains en octosyllabes prononçant des « e » muets en fin de vers, ce qu’a priori il ne faudrait pas faire lors d’une lecture sans musique. Allez y comprendre quelque chose.
Extrait de la chanson numéro 1 de notre échantillon, Pensées des morts : C’est l’ombre pâle d’un père Qui mourut en nous nommant ; C’est une sœur, c’est un frère Qui nous devance un moment, Tous ceux enfin dont la vie Un jour où l’autre ravie, Emporte une part de nous, Semblent dire sous la pierre : « Vous qui voyez la lumière, De nous vous souvenez vous ? »
Extrait de la chanson numéro 2 de notre échantillon, Les oiseaux de passage : Elle a fait son devoir c’est-à-dire que oncques Elle n’eut de souhait impossible, elle n’eut Aucun rêve de lune, aucun désir de jonque L’emportant sans rameur sur un fleuve inconnu.
Dans Le roi boiteux, le « e » muet est aussi souligné. C’est assez étrange, parce qu’avec « dire » en fin de vers, ça n’est pas obligatoire, voire même interdit. Et en plus, ça transforme l’octosyllabe en vers de 9 pieds, en contradiction avec la métrique apparente du texte ! Mais quand le sujet est boiteux, pourquoi le roi ne le serait-il pas (je parle du roi des chanteurs bien sûr)… L’auteur des paroles est Gustave Nadaud, qui avait la particularité exceptionnelle pour son époque d’être auteur-compositeur-interprète. Hélas, je crois que la musique originale du Roi boiteux est perdue, et il n’y a évidemment pas d’enregistrement. On ne saura peut-être jamais s’il prononçait son « e » muet.
Extrait de la chanson numéro 3 de notre échantillon, Le roi boiteux : Tout le monde se mit à rire, Excepté le roi qui, tout bas, Murmura : »Monsieur, qu’est-ce à dire ? Je crois que vous ne boitez pas. »
J’aborde maintenant le cas particulier des sept chansons de Brassens où « dire » tombe à la fin d’un vers. Comme Patrick Hannais le rappelle dans son commentaire, souligner le « e » muet n’est alors pas obligatoire, ou incorrect. Effectivement, dans Histoire de faussaire, le « e » final de « dire » n’est pas souligné. C’est plus ou moins obligatoire à cause de la rime avec « mentir ».
Extrait de la chanson numéro 4 de notre échantillon, Histoire de faussaire : En l’occurrence Cupidon Se conduisit en faux-jeton, En véritable faux témoin, Et Vénus aussi, néanmoins Ce serait sans doute mentir Par omission de ne pas dire Que je leur dois quand même une heure Authentique de vrai bonheur.
Mais dans pas moins de quatre chansons, à savoir À l’ombre des maris, Le bulletin de santé, Le vin et Pauvre Martin, le « e » final de « dire » est bien souligné, même en fin de vers ! Sans toutefois compter dans le nombre de pieds.
Extrait de la chanson numéro 5 de notre échantillon, À l’ombre des maris : À l’ombre des maris, mais cela va sans dire, Pas n’importe lesquels, je les trie, les choisis. Si madame Dupont, d’aventure, m’attire, Il faut que, par surcroît, Dupont me plaise aussi !
Extrait de la chanson numéro 6 de notre échantillon, Le bulletin de santé : Qu’on me comprenne bien, j’ai l’âme du satyre Et son comportement, mais ça ne veut point dire Que j’en aie le talent, le génie, loin s’en faut ! Pas une seule encor’ ne m’a crié : « Bravo ! »
Extrait de la chanson numéro 7 de notre échantillon, Le vin : Jadis, aux enfers, Certes, il a souffert, Tantale, Quand l’eau refusa D’arroser ses a- Mygdales Être assoiffé d’eau, C’est triste, mais faut Bien dire Que l’être de vin, C’est encore vingt Fois pire…
Extrait de la chanson numéro 8 de notre échantillon, Pauvre Martin : Il creusa lui-même sa tombe En faisant vite, en se cachant, En faisant vite, en se cachant, Et s’y étendit sans rien dire Pour ne pas déranger les gens
Je laisse ouverte la question pour Le pince-fesse et Le sein de chair et le sein de bois, textes que Brassens n’a pas mis en musique et qu’a fortiori il n’a pas chanté. Il sont en alexandrins et decasyllabes, et il serait curieux de souligner le « e » final. Mais Brassens l’aurait sans doute fait si on se réfère aux chansons passées jusqu’ici.
Extrait de la chanson numéro 9 de notre échantillon, Le pince-fesse : Les fesses, ça me plaît, je n’crains pas de le dire, Sur l’herbe tendre j’aime à les faire bondir. Dans certains cas, je vais jusqu’à les botter mais Dieu m’est témoin que je ne les pince jamais.
Extrait de la chanson numéro 10 de notre échantillon, Le sein de chair et le sein de bois : Après avoir fait son devoir de mère, Gorgé de lait notre dernier blanc-bec, Ma femme constata, surprise amère, Qu’il avait tété la mamelle avec. Le cœur rongé, c’est le cas de le dire, La malheureuse criait comme un putois. Le lendemain, pour calmer son délire, Je lui fis faire un nouveau sein de bois.
J’aborde maintenant les dix-sept chansons de Brassens ou « dire » n’est pas en fin de vers, mais suivi d’une voyelle, ce qui fait que souligner le « e » muet crée un hiatus désagréable. La règle est alors de compter « dire » pour une syllabe, ce qui est bien le cas dans toutes les chansons effectivement chantées par Brassens, à savoir Brave Margot, Il suffit de passer le pont, L’épave, La messe au pendu, La tondue, Le gorille, Maman papa, Trompe la mort, Vénus Callipyge, Supplique pour être enterré sur la plage de Sète et Mourir pour des idées. Détails ci-dessous.
Extrait de la chanson numéro 11 de notre échantillon, Brave Margot : Le chat la prenant pour sa mère Se mit à téter tout de go Émue, Margot le laissa faire Brave Margot Un croquant passant à la ronde Trouvant le tableau peu commun S’en alla le dire à tout l’ monde Et le lendemain…
Extrait de la chanson numéro 12 de notre échantillon, Il suffit de passer le pont : Ding ding dong ! les matines sonnent En l’honneur de notre bonheur, Ding ding dong ! faut l’dire à personne : J’ai graissé la patte au sonneur.
Extrait de de la chanson numéro 13 de notre échantillon, L’épave : Et j’étais là, tout nu, sur le bord du trottoir Exhibant, malgré moi, mes humbles génitoires. Une petit’ vertu rentrant de travailler, Elle qui, chaque soir, en voyait une douzaine, Courut dire aux agents : « J’ai vu quelque chose d’obscène ! » Ça n’ fait rien, il y a des tapins bien singuliers…
Extrait de la chanson numéro 14 de notre échantillon, La messe au pendu : Et, plein d’une sainte colère, Il partit comme à l’offensive Dire une grand’ messe exclusive À celui qui dansait en l’air.
Extrait de la chanson numéro 15 de notre échantillon, La tondue : J’aurais dû prendre un peu parti pour sa toison, Parti pour sa toison, J’aurais dû dire un mot pour sauver son chignon, Pour sauver son chignon
Extrait de la chanson numéro 16 de notre échantillon, Le gorille, avec une particularité étrange : le verbe « dire » est dans une citation, alors qu’en général, il introduit une citation. « Bah ! soupirait la centenaire, Qu’on puisse encor’ me désirer, Ce serait extraordinaire, Et, pour tout dire, inespéré ! »
Extrait de la chanson numéro 17 de notre échantillon, Maman, papa : Maman, maman, je préfère à mes jeux fous, Maman, maman, demeurer sur tes genoux, Et, sans un mot dire, entendre tes refrains charmants, Maman, maman, maman, maman.
Extrait de la chanson numéro 18 de notre échantillon, Trompe la mort : Et si j’ai l’air moins guilleret, Moins solide sur mes jarrets, Si je chemine avec lenteur D’un train de sénateur, N’allez pas dire : « Il est perclus » N’allez pas dire : « Il n’en peut plus « , C’est rien que de la comédie, Que de la parodie
Extrait de la chanson numéro 19 de notre échantillon, Vénus callipyge : Votre dos perd son nom avec si bonne grâce, Qu’on ne peut s’empêcher de lui donner raison. Que ne suis-je, Madame, un poète de race, Pour dire à sa louange un immortel blason.
Extrait de la chanson numéro 20 de notre échantillon, Supplique pour être enterré à la plage de Sète : Mon caveau de famille, hélas, n’est pas tout neuf. Vulgairement parlant il est plein comme un œuf Et, d’ici que quelqu’un n’en sorte, Il risque de se faire tard et je ne peux Dire à ces braves gens : « Poussez vous donc un peu ! Place aux jeunes ! » en quelque sorte.
Extrait de la chanson numéro 21 de notre échantillon, Mourir pour des idées : Dans presque tous les camps on en voit qui supplantent Bientôt Mathusalem dans la longévité. J’en conclus qu’ils doivent se dire, en aparté : « Mourons pour des idées, d’accord, mais de mort lente, D’accord, mais de mort lente. »
Je la laisse la question ouverte pour La visite, L’antéchrist, S’faire enculer, Le vieux Normand, L’orphelin et Discours de fleur que Brassens n’a pas chantées.
Extrait de la chanson numéro 22 de notre échantillon, La visite : On venait pas les sermonner, Tenter de les endoctriner, Pas leur prendre leur site. On venait leur dire en passant, Un petit bonjour innocent, On venait en visite.
Extrait de la chanson numéro 23 de notre échantillon, L’antéchrist : En se sacrifiant, il sauvait tous les hommes. Du moins le croyait-il ! Au point où nous en sommes, On peut considérer qu’il s’est fichu dedans. Le jeu, si j’ose dire, en valait la chandelle. Bon nombre de chrétiens et même d’infidèles, Pour un but aussi noble, en feraient tout autant.
Extrait de la chanson numéro 24 de notre échantillon, S’faire enculer : Lâcher ce terme bas, Dieu sait ce qu’il m’en coûte, La chose ne me gêne pas mais le mot me dégoûte, Je suis désolé de dire « enculé ».
Extrait de la chanson numéro 25 de notre échantillon, Le vieux Normand : Crosse en l’air ou bien fleur au fusil, C’est à toi d’en décider, choisis ! À toi seul de trancher s’il vaut mieux Dire « amen » ou « merde à Dieu ».
Extrait de la chanson numéro 26 de notre échantillon, L’orphelin : Celui qui a fait cette chanson A voulu dire à sa façon, Que la perte des vieux est par- Fois perte sèche, blague à part. Avec l’âge c’est bien normal, Les plaies du cœur guérissent mal. Souventes fois même, salut ! Elles ne se referment plus.
Extrait de la chanson numéro 27 de notre échantillon, Discours de fleur : Mais minuit sonnait déjà, Lors en pensant que mes chats, Privés de leur mou, peuchère, Devaient dire : « Il exagère », Et saluant mes amies Les fleurs je leur ai promis Que je reviendrais bientôt. Et vivent les végétaux !
On en arrive enfin au cœur de la question. Qu’en est-t-il quand « dire » est placé bien au milieu d’un vers et suivi d’une consonne ? Chante-on « dir-EUH » ou « dir’ » ? Maitre Brassens, venez-nous en aide. Le score est très serré ! Dans six chansons, Brassens dit « di-reuh », à savoir Tonton Nestor, Hécatombe, La guerre de 14-18, Trompettes de la renommée, Le pornographe et Le testament.
Extrait de la chanson numéro 28 de notre échantillon, Tonton Nestor : Quand la fiancée, Les yeux baissés, Des larmes pleins les cils, S’apprêtait à Dire « oui da ! » À l’officier civil, Qu’est-c’ qui vous prit, Vieux malappris, D’aller, sans retenue, Faire un pinçon Cruel en son Éminence charnue ?
Extrait de la chanson numéro 29 de notre échantillon, Hécatombe : Jugeant enfin que leurs victimes Avaient eu leur content de gnons, Ces furies comme outrage ultime En retournant à leurs oignons, Ces furies, à peine si j’ose Le dire tellement c’est bas, Leur auraient mêm’ coupé les choses Par bonheur ils n’en avaient pas. Leur auraient mêm’ coupé les choses Par bonheur ils n’en avaient pas.
Extrait de la chanson numéro 30 de notre échantillon, La guerre de 14-18 : Est-ce à dire que je méprise Les nobles guerres de jadis, Que je m’ soucie comm’ d’un’ cerise De celle de soixante-dix ?
Extrait de la chanson numéro 31 de notre échantillon, Trompettes de la renommée (qui compte aussi pour dire suivi d’une voyelle d’ailleurs, « dire » y est donc prononcé de deux manières différentes) : Le ciel en soit loué, je vis en bonne entente Avec le Père Duval, la calotte chantante, Lui, le catéchumène, et moi, l’énergumène, Il me laisse dire merde, je lui laisse dire amen.
Extrait la chanson numéro 32 de notre échantillon, Le pornographe : Ma femme est, soit dit en passant, D’un naturel concupiscent Qui l’incite à se coucher nue Sous le premier venu… Mais M’est-il permis, soyons sincères, D’en parler au café-concert Sans dire qu’elle a, suraigu, Le feu au cul ?
Extrait de la chanson numéro 33 de notre échantillon, Le testament : Avant d’aller conter fleurette Aux belles âmes des damnées, Je rêve d’encore une amourette, Je rêve d’encore m’enjuponner… Encore une fois dire : « Je t’aime »… Encore une fois perdre le nord En effeuillant le chrysanthème Qui est la marguerite des morts. En effeuillant le chrysanthème Qui est la marguerite des morts.
Et dans cinq chansons, Brassens compte « dire » pour une seule syllabe, à savoir La ballade des cimetières, L’amandier, Le fossoyeur, Le mauvais sujet repenti, et Une jolie fleur.
Extrait de la chanson numéro 34 de notre échantillon, La ballade des cimetières : Mais, seul, un fourbe aura l’audace, De dire : » J’ l’ai vu à l’horizon, Du cimetière du Montparnasse, À quatre pas de sa maison « .
Extrait de la chanson numéro 35 de notre échantillon, L’amandier : Un écureuil en jupon Dans un bond, Un écureuil en jupon, Dans un bond, Vint me dire : « Je suis gourmande Et mes lèvres sentent bon, Et, si tu m’ donnes une amande, J’ te donne un baiser fripon ! »
Extrait la chanson numéro 36 de notre échantillon, Le fossoyeur : J’ai beau m’ dire que rien n’est éternel, J’peux pas trouver ça tout naturel ; Et jamais je ne parviens A prendre la mort comme ell’evient… J’suis un pauvre fossoyeur.
Extrait de la chanson numéro 37 de notre échantillon, Le mauvais sujet repenti : Elle avait la taille faite au tour, Les hanches pleines, Et chassait le mâle aux alentours De la Mad’leine… À sa façon d’ me dire : « Mon rat, Est-ce que j’te tente ? » Je vis que j’avais affaire à Une débutante…
Extrait de la chanson numéro 38 de notre échantillon, Une jolie fleur : Jamais sur terre il n’y eut d’amoureux Plus aveugle que moi dans tous les âges, Mais faut dire qu’je m’étais crevé les yeux En regardant de trop près son corsage…
Je laisse à la sagacité de lecteurs qui voudraient refaire le match quatre chansons non chantées par Brassens.
Extrait la chanson numéro 39 de notre échantillon, Le progrès : Supplantés par des betteraves, Les beaux lilas ! Les beaux lilas ! Sans mentir, il faut être un brave Fourbe pour dire d’un ton grave, Que le jardin du curé garde tout son éclat, Tout son éclat.
Extrait la chanson numéro 40 de notre échantillon, Le myosotis : Le myosotis Braillait comme dix Pour dire : »Hé là-bas, Ne m’oubliez pas. »
Extrait de la chanson numéro 41 de notre échantillon, Les radis : Certaines pécores futées dirent sans façons : « Nous, on s’en fiche De cette pénurie, on emploie le radis postiche Qui garantit Du manque de radis. »
Dans la chanson numéro 42 de notre échantillon, il y a deux fois le verbe dire. Extrait de Tant qu’il y aura des Pyrénées : Frapper le gros Mussolini, Même avec un macaroni, Le Romain qui jouait à ça Se voyait privé de pizza. Après le Frente Popular, L’hidalgo non capitulard Qui s’avisait de dire « niet » Mourait au son des castagnettes.
J’ai conspué Franco, la fleur à la guitare, Durant pas mal d’années ; Faut dire qu’entre nous deux, simple petit détail, Y avait les Pyrénées !
Donc, le résultat des élections est sans appel : six contre cinq. Lorsque « dire » n’est pas en fin de vers et suivi d’une consonne, la règle est bien de compter « dire » pour deux syllabes. Mais je note que la plupart des chansons s’abstiennent et comme en bien des élections, l’abstention est majoritaire. Les chansons pas contentes du résultat n’avaient qu’à voter. Bon, maintenant j’avoue : ce billet c’était en fait un pastiche du chapitre de Bouvard et Pécuchet (celui qui commence par « Ils écrivirent des chansons. Ils se demandèrent d’abord quelles étaient les règles pour compter les pieds, etc, etc ».) Qu’on se le dise.
La mauvaise réputation de Brassens n’est ni une chanson comique ni une chanson sur le handicap. Tout au plus sur une certaine inadaptation, dont quatre catégories de handicapés sont de fait solidaires : les muets, les cul-de-jatte, les manchots, et les aveugles, bien entendu ! Brassens serait-il précurseur du mouvement punk qui mettait en avant l’inadaptation comme qualité au service d’un pessimisme révolutionnaire ?
Autre allusion au handicap chez le bon Georges, dans La prière, adaptation d’un poème de Francis Jammes. Notez que tous les mots de l’alexandrin « Par ceux qui sont sans pieds, par ceux qui sont sans mains » sont monosyllabes, ce qui lui donne une certaine intensité rythmique.
Crédits. – Sur Mauvais garçon, Tandem et Mon or : Basse & choeurs – Vincent FAUCHER Batterie – Jean-Philippe MOTTE – Sur Tes éléphants roses : Basse, guitares, claviers – Vincent Faucher Batterie – Sylvain Joasson – Il n’y a pas d’amours heureux : Louis Aragon / Georges Brassens
Il y a 100 ans jour pour jour naissait Georges Brassens. On va apprendre aujourd’hui pourquoi certaines de ses chansons sont plus difficiles à mémoriser que d’autres grâce à une belle notion issue de l’algèbre : le groupe des automorphismes d’une structure. Je n’en donnerai pas la définition générale et me limiterai à sa définition en chanson : l’ensemble de toutes les permutations des mots d’une chanson qui redonnent une chanson à peu près équivalente dans sa signification, son phrasé, etc.
Un bon exemple est Bécassine de Georges Brassens.
Je suis obligé de donner l’intégralité des paroles, ou presque :
1 Un champ de blé prenait racine Sous la coiffe de Bécassine Ceux qui cherchaient la toison d’or Ailleurs avaient bigrement tort
Tous les seigneurs du voisinage Les gros bonnets, grands personnages Rêvaient de joindre à leur blason Une boucle de sa toison
Un champ de blé prenait racine Sous la coiffe de Bécassine
C’est une espèce de robin N’ayant pas l’ombre d’un lopin Qu’elle laissa pendre, vainqueur Au bout de ses accroche-cœurs
C’est une sorte de manant Un amoureux du tout-venant Qui pourra chanter la chanson Des blés d’or en toute saison
Et jusqu’à l’heure du trépas Si le diable s’en mêle pas
2
Au fond des yeux de Bécassine Deux pervenches prenaient racine Si belles que Sémiramis Ne s’en est jamais bien remise
Et les grands noms à majuscules Les Cupidons à particules Auraient cédé tous leurs acquêts En échange de ce bouquet
Au fond des yeux de Bécassine Deux pervenches prenaient racine
C’est une espèce de gredin N’ayant pas l’ombre d’un jardin Un soupirant de rien du tout Qui lui fit faire les yeux doux
C’est une sorte de manant Un amoureux du tout-venant Qui pourra chanter la chanson Des fleurs bleues en toute saison Et jusqu’à l’heure du trépas Si le diable s’en mêle pas
3
À sa bouche, deux belles guignes Deux cerises tout à fait dignes Tout à fait dignes du panier De madame de Sévigné
Les hobereaux, les gentillâtres Tombés tous fous d’elle, idolâtres Auraient bien mis leur bourse à plat Pour s’offrir ces deux guignes-là Tout à fait dignes du panier De madame de Sévigné
C’est une espèce d’étranger N’ayant pas l’ombre d’un verger Qui fit s’ouvrir, qui étrenna Ses joli’s lèvres incarnat
C’est une sorte de manant Un amoureux du tout-venant Qui pourra chanter la chanson Du temps des cerises en toute saison Et jusqu’à l’heure du trépas Si le diable s’en mêle pas
La chanson est construite sur trois parties du corps de la belle Bécassine : les cheveux, les yeux, puis la bouche. Je pense qu’il faut garder cet ordre, pas question de permuter les couplets. Mais pourquoi les « seigneurs du voisinage » sont-ils rangés avec les cheveux, les « cupidons à particule » avec les yeux et les « hobereaux gentillâtres » avec la bouche ? Et pourquoi « l’étranger », « le gredin » et le « robin » sont ici plutôt que là ? Tout ceci peut se permuter sans changer fondamentalement la chanson. Par exemple, si on permute :
Et les grands noms à majuscules Les Cupidons à particules
et :
Les hobereaux, les gentillâtres Tombés tous fous d’elle, idolâtres
on obtient une chanson tout à fait valable. Il y a 3! = 6 manières d’ordonner trois éléments, et comme deux ensembles de trois se peuvent permuter indépendamment, je déduis que le groupe d’automorphismes de Bécassine est le produit direct de deux copies du groupe symétrique à trois éléments, bref qu’il y a 3! x 3! = 6 x 6 = 36 chansons équivalentes à Bécassine !
Si ces explications vous paraissent obscures, retenez simplement qu’il y de nombreuses manières de permuter les paroles sans trop abîmer la chanson. Je donne un autre exemple : L’orage.
Cette fois, c’est plutôt le contraire. Chaque morceau de couplet est exactement à sa place, car la chanson suit un plan narratif et chronologique. Il n’y a donc pas d’automorphismes, ou plutôt un seul : l’automorphisme qu’on appelle trivial, qui consiste à ne rien changer et à tout laisser à sa place.
J’ai pensé à cette notion en remarquant que les paroles de L’orage se mémorisent bien plus facilement que celles de Bécassine. L’orage est comme un fil qui se déroule de lui-même, tandis que Bécassine est un vrai piège à cause de ses multiples automorphismes. J’en viens au théorème d’automorphismes des chansons.
Théorème de l’automorphisme de chanson : la difficulté de mémoriser une chanson augmente avec la taille de son groupe d’automorphismes.
Illustration. Brassens lui-même se plante légèrement dans les paroles de Bécassine ! Faites bien attention, c’est à la fin du deuxième couplet, il confond fleur bleu et blé d’or. Ça ne se ressemble pas pourtant.
Le théorème explique que des chansons de Brassens en apparence longues et compliquées se mémorisent assez facilement, comme La légende de la nonne ou Pensée des morts. Parce que leur groupe d’automorphismes est trivial. Je signale aussi les quatorze interminables couplets de Supplique pour être enterré sur la plage de Sète : les cinq ou six premiers couplets ainsi que les deux derniers ont une place logique dans la narration, tandis que les six ou sept du milieu se permutent entre eux sans inconvénient, ce qui encombre la chanson d’une sorte de marécage automorphique qui rend difficile la mémorisation de l’ordre des couplets du milieu. Il est même assez difficile de n’en oublier aucun, voire de ne pas en chanter un deux fois, et là c’est le bide garanti.
Dernière exemple d’un piège de nature algébrique, un endomorphisme non surjectif qui vous envoie tout droit à la fin d’Hécatombe.
Ma grand-mère aime bien raconter ce jour lointain où sa grande sœur lui a dit avoir entendu un chanteur vraiment horrible. C’était Georges Brassens. Elle en rit encore. Par la suite, Brassens est devenu un mythe inattaquable (et accessoirement le chanteur le plus cité de ce blog). Pendant que Tino Rossi passait du statut de star à quintescense du ringard. Écoutez ce que raconte Pierre Desproges vers 2:00 sur la vidéo. Le jour de la mort de Brassens, j’ai pleuré comme un môme. Alors que je sais pas pourquoi, mais le jour de la mort de Tino Rossi, j’ai repris deux fois des moules.
Si vous avez regardé la vidéo jusqu’au bout, vous avez vu Desproges interpréter Le père noël et la petite fille de Brassens. Il n’est pas très assuré, mais je lui trouve un très bon sens du rythme, qualité requise pour réussir dans le comique. Pierre Desproges ignorait peut-être que Brassens était un grand fan de Tino Rossi, et ne perdait pas une occasion de chanter avec son héros ! Plusieurs vidéos trainent sur le web, je vous ai choisi le charmant Venise et Bretagne.
On approche de la conclusion de cette série. Mais pourquoi toutes ces chansons de boucher ? Le personnage du boucher a bien des agréments pour le parolier. La commodité du mythe d’abord : à l’instar du gitan ou de la putain, ce personnage récurrent ne requiert par d’explication, l’auditeur connait. Autre avantage, le ressort comique du contraste : le boucher amoureux, le boucher romantique, qu’est-ce qu’on rigole. Il ne reste pourtant qu’un mythe de seconde zone. Je pense que c’est en raison d’un point faible crucial : il n’est guère plaisant de s’identifier à un tel bouffre. Alors que chacun rêve quelque part d’être un peu gitan ou un peu pute n’est-ce pas.
La ficelle du boucher est un peu grosse. On peut le voir à plusieurs signes. D’abord, les grands de la chanson, les tout meilleurs à mon goût, n’ont pas leur chanson de viande : Jonasz, Gainsbourg, Renaud, Ferré, Brassens, Brel, Barbara, Nougaro, Souchon, Sanson, la fine fleur de l’élite, ils n’ont pas de chanson de boucherie. Quand on a quelque chose dire sur l’amour, la vie ou les fleurs, pourquoi faire une chanson sur les bouchers ? Et le sujet « boucherie » n’a pas sa « grande chanson ». Pas de Comme ils disent, pas de Complainte des filles de joie, pas d’Assassin assassiné, pas de Ne me quitte pas, etc. La chanson de boucherie est souvent aussi lourdingue que le personnage qu’elle prétend décrire, elle reste cantonnée aux faces B, à la bonne idée-recette pour farcir son répertoire, excellent exercice pour atelier d’écriture chansons au demeurant. Bon, quand même une grande exception à tout ce que je raconte : Les joyeux bouchers de Boris Vian, privilège de l’inventeur qui épuise presque tout le mythe en une seule chanson.
Je vous ai préparé pour ce billet le pire de la chanson bouchère. Un sketch d’abord, de Roger Pierre et Jean-Marc Thibault, Jolis bouchers.
La femme du boucher, c’est amusant et bien interprété, mais après toute une série de boucherie, c’est l’indigestion de viande.
Exemple d’écriture automatique bouchère, Pièce de viande par le groupe Les Trois Accords.
Touchons le fond. Jean-Pierre Coffe et Carla Bruni fabriquent du boudin.
À propos du billet de samedi dernier, Louis me signale dans un commentaire qu’il y a bien une chanson en français évoquant les crochets de bouchers. Guignol des Têtes raide.
Diego me signale que Brassens évoque implicitement l’abatage des volailles dans Les oiseaux de passage, qu’on a passé il y a quelques jours (le 31 décembre 2020) : « Et quand vient le moment / De mourir il faut voir / Cette jeune oie en pleurs […] ». Et les « bœufs qui passent » de la Légende de la none, j’espère qu’ils ne vont pas à l’équarissage ? Dans le même ordre d’idée on peut se demander si le petit cheval blanc ne finit pas à l’étalage d’une boucherie chevaline, voire dans des lasagnes Findus 100% pur bœuf. Le petit cheval, adaptation d’un poème de Paul Fort (d’ailleurs les trois chansons de Brassens du jour sont des adaptations).
Et si on parlait un peu de salade pour oublier toute cette viande ? La salade, de Raoul Ponchon.
Échinocoque, trichocéphale-dispar, Anguillule, amœba coli, lombricoïde Ascarides, ankylostome nicobar, Oxyure vermiculaire, balantide… J’en passe et des meilleurs. Tels sont, mes chers enfants, Entre mille autres, qui vivent à nos dépens, Les vers intestinaux, les monstrueux reptiles, Sans compter les crochus et virguleux bacilles, Qui rognent, sapent, scient, sucent nos intestins, Quand nous faisons intervenir, dans nos festins, Ce que vous appelez, moi de même, salade.
Rien qu’à vous les nommer vous m’en voyez malade. Pensez donc à ceci que chaque individu De cette faune obscure, en nos tripes rendu, Y détermine telle ou telle maladie ; Le « balantidium » une balantidie. Le « dispar » vous fait disparaître jusqu’à l’os ; Et le moindre lombrix vous vaut le tétanos, Que si vous avalez un simple ankilostome, Vous pouvez devenir une ombre de fantôme. Songez qu’en dévorant un méchant pissenlit, Vous risquez d’attraper un amœba-coli ; Et que l’échinocoque ainsi que l’anguillule Vous désagrégeront, cellule par cellule. Autant vaut avaler ton sabre, ô Damoclès ! Qu’être lombricoé par un ascaridès… Je me sens tricoté par un tricocéphale !… Ô ma tête ! ma tête ! ô ma pauvre céphale !
Adieu donc, ô salade ! ô raiponce ! ô chicon ! Capables d’enrichir en un jour l’Achéron. Adieu, scarole jaune, et toi, verte laitue, Que nous croyions inoffensive et qui nous tue ! Quel coup dur pour l’œuf dur ! Adieu, toi, le cresson ! Tu n’es plus la « santé du corps » de la chanson. Bonsoir la betterave et la douceâtre mâche ! Endive de malheur, et céleri, grand lâche ! Chicorée ! ah mon Dieu ! c’est fini de friser ! Barbe de capucin !… qui voudrait te raser ?
Aujourd’hui Bourvil nous chante La complainte du boucher.
Sinon, je me demande ce que Roland Barthes avait contre les bouchers. Extrait de d’une de ses Mythologies. Quelques paroles de M. Poujade.
Nous savons maintenant ce qu’est le réel petit-bourgeois : ce n’est même pas ce qui se voit, c’est ce qui se compte; or ce réel, le plus étroit qu’aucune société ait pu définir, a tout de même sa philosophie : c’est le « bon sens », le fameux bon sens des « petites gens », dit M. Poujade. La petite-bourgeoisie, du moins celle de M. Poujade (Alimentation, Boucherie), possède en propre le bon sens, à la manière d’un appendice physique glorieux, d’un organe particulier de perception : organe curieux, d’ailleurs, puisque, pour y voir clair, il doit avant tout s’aveugler, se refuser à dépasser les apparences, prendre pour de l’argent comptant les propositions du « réel », et décréter néant tout ce qui risque de substituer l’explication à la riposte. Son rôle est de poser des égalités simples entre ce qui se voit et ce qui est, et d’assurer un monde sans relais, sans transition et sans progression. Le bon sens est comme le chien de garde des équations petites-bourgeoises : il bouche toutes les issues dialectiques, définit un monde homogène, où l’on est chez soi, à l’abri des troubles et des fuites du «rêve» (entendez d’une vision non comptable des choses). Les conduites humaines étant et ne devant être que pur talion, le bon sens est cette réaction sélective de l’esprit, qui réduit le monde idéal à des mécanismes directs de riposte.
Pour une illustration de la sentence selon laquelle « le réel petit-bourgeois : ce n’est même pas ce qui se voit, c’est ce qui se compte », je vous renvoie à la série Quand l’esprit d’épicerie rencontre la révolution sexuelle, consacrée aux relations sexuelles précoces (en chansons), dans laquelle il apparaît que la chanson des années de la révolution sexuelle (années 1970 en gros) avait la manie de toujours citer les âges scandaleusement jeunes protagonistes, de Brassens à Sardou en passant par Antoine, Lenorman, etc. Le scandale se mesure objectivement.
Sinon, le boucher de Barthes, c’est l’hyper-épicier, avec « épicier » dans le sens de petit-bourgeois mesquin. Qu’on retrouve en chanson dans Les philistins, adaptation par Georges Brassens d’un poème de Jean Richepin.