Le juif non-dit

Les Juifs et la chanson IV – Image des juifs dans la chanson 4/19

Les billets précédents rassemblaient plusieurs chansons parlant des juifs explicitement. Ici on aborde le juif non-dit, allusif, dont on ne sait qu’il est juif que parce qu’on connait l’histoire de la chanson ou de son auteur. En lien avec les billets précédents, vous verrez d’ailleurs que ne pas dire le mot permet de se libérer un peu et d’évoquer plus concrètement le judaïsme.

Tout d’abord, comme on l’avait déjà remarqué dans une série précédente (ici), la discrétion sur le judaïsme est plutôt la règle chez les chanteurs juifs eux-même, à l’exception notable d’Enrico Macias et de Serge Gainsbourg (mais dans des chansons peu connues de son répertoire, on en reparle dans le prochain billet). Par exemple, Le chandelier, première chanson passée dans cette série fait allusion au judaïsme sans le nommer, on peut facilement passer à côté. Je ne reviens pas sur cette question à laquelle on a déjà consacré une série, je rappelle juste que de nombreux chanteuses et chanteurs juifs ne mentionnent simplement jamais leurs origines dans leurs chansons, le plus emblématique étant peut-être Francis Lemarque. Plusieurs n’en parlent que par allusion, comme Jean Ferrat. Ou Jean-Jacques Goldman dans Je te donne :

Je te donne nos doutes et notre indicible espoir
Les questions que les routes ont laissées dans l’histoire
Nos filles sont brunes et l’on parle un peu fort
Et l’humour et l’amour sont nos trésors

Ou Barbara, dont l’errance de la famille en fuite pendant la guerre occupe dans toutes ses chansons en tout et pour tout quatre vers de Mon enfance.

La guerre nous avait jetés là, d’autres furent moins heureux je crois
Au temps joli de leur enfance
La guerre nous avait jetés là, nous vivions comme hors-la-loi
Et j’aimais cela quand j’y pense

Je vous propose dans un style encore plus allusif, une chanson d’Eddy Marnay et Emil Stern, chantée par Renée Lebas. On doit à ce trio ce qui semble être la première chanson française évoquant à demi-mot la Shoah : La fontaine endormie, voir ici. La chanson Tire l’aiguille (laï laï laï) est inspirée d’une musique klezmer et évoque le métier de tailleur, très répandu dans l’immigration juive d’Europe de l’Est.

Chez les chanteurs non-juifs, le judaïsme est aussi parfois évoqué par allusion.
Tout d’abord, curieusement, le parolier qui puise le plus abondamment aux références bibliques est celui qui ne parle rigoureusement jamais des juifs : dans le petit théâtre de Georges Brassens, dans son village anachronique, au milieu de ses curés, cocus et bergères, dans ses chansons dont le personnage principal est Dieu en personne (le mot est cité dans plus de soixante de ses chansons), les juifs ou le judaïsme n’existent pour ainsi dire pas. Son seul personnage juif est sans doute le Christ (ajoutez-y Simon de Cyrène si vous voulez). La Prière, adaptation d’un poème de Francis Jammes.

Maxime Le Forestier a écrit La vie d’un homme, en soutien à Pierre Goldman, le demi-frère de Jean-Jacques, voir ici le billet qu’on a déjà consacré à cette affaire qui a fait grand bruit en son temps. Les paroles n’évoquent les origines juives du héros de la chanson que par soustraction :

À ceux qui sont dans la moyenne,
À ceux qui n’ont jamais volé,
À ceux de confession chrétienne,
À ceux d’opinion modérée…

Je vous propose maintenant une trouvaille intéressante datant du début de l’époque où pour faire vibrer la fibre antisémite du public, il a fallu inventer des formules ambiguës du type « l’anarchiste allemand Cohn-Bendit », qui ont l’avantage de combiner une critique admise et explicite à une critique taboue et implicite, flattant un auditoire potentiellement antisémite qui dans un étrange compagnonnage sera le seul avec les juifs à saisir l’allusion. Les communistes utilisaient « cosmopolite » de cette manière et de nos jours « finance internationale » ou « sionisme » ont plutôt la côte.

Sur la vidéo à suivre, Jacques Bodoin nous propose des imitations de Tino Rossi, Dario Moreno et Luis Mariano. La tonalité générale est désuète et xénophobe. Dario Moreno est présenté comme « Français, s’il l’on ose dire » puis chanteur « dont le pseudonyme sud-américain dissimule tant bien que mal et plutôt mal que bien un accent qui fleure bon l’islam ». Alors que Dario Moreno était de père turc, de mère mexicaine, tous les deux juifs, et que sa langue maternelle était l’espagnol ! Mais va pour l’islam.

Par ailleurs, les imitations de Bodoin sont assez réussies techniquement… et peut-être ignorait-il les origines de Moreno. J’observe qu’il a connu son plus grand succès en s’attaquant à un autre peuple habituellement taxé de radinerie : les écossais bien sûr. La panse de brebis farcie, célèbre sketch de Jacques Bodoin.

 

1 – Le chandelier
2 – Le mot « juif » dans des listes
3 – La chanson anticléricale œcuménique
3bis – Souchon et Ferré
4 – Le juif non-dit
5 – Les juifs chez Gainsbourg
6 – Un juif célèbre
7 – L’Aziza
8 – La chanson pro-israélienne
9 – Le conflit israélo-palestinien
10 – Image des juifs dans le rap
11 – L’anti-antisémitisme de Pierre Perret
12 – La chanson antisémite
13 – On peut rire de tout, mais pas en mangeant du couscous
14 – Les mères juives
15 – Betty Boop
16 – Noirs et juifs aux USA
17 – Nica
18 – Noirs et juifs en chanson chez Jean-Paul Sartre
19 – Azoy
19bis – Retour sur quelques commentaires

 

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Quand la musique classique fait des chansons

La chanson, art majeur ou art mineur VI. Musique classique, chanson, et réciproquement, 3/18
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Êtes-vous amateur de rondeaux ? Liriez-vous un blog consacré aux formes strophiques ? Écouteriez-vous une radio appelée « rire et lieds » ? À toutes ces questions, je réponds oui à votre place, puisqu’en musicologie, rondeau, forme strophique et lied sont plus ou moins des synonymes de chansons ! Les plus grand compositeurs ne rechignent pas à écrire des airs faciles à chanter, à la structure « strophique » (= couplet/refrain) facilement identifiable, des sortes de chansons donc. Je vous en passe quelques-uns. Mozart en a composé plusieurs, comme Der Vogelfänger bin ich, ja!, dans La flûte enchantée. Par le baryton Teddy Tahu Rhodes.

Autre air très connu, déjà passé dans le blog, Voi che sapete. Je vous passe ma version préférée, par Julia Lezhneva. Je lui trouve quelque chose de plus droit et net que d’autres… Mais partez à la pêche sur youtube, il y a toute sorte d’interprétations.

J’observe que de bonnes chanteuses de variété peuvent se casser les dents sur cet air. Le chant classique ne s’improvise pas… Par Natasha St-Pier.

D’un autre côté, quand des vedettes du chant classique s’essayent à la chanson, le résultat n’est pas toujours génial, mais enfin à vous de voir. Je m’voyais déjà, par Philippe Jaroussky & friends. On reconnait Natalie Dessay, Karine Deshayes et Philippe Jaroussky. J’adore l’air des musiciens, un peu « mais qu’est-ce qu’on s’encanaille aujourd’hui ». Le timbre « lyrique » plait ou pas… mais pour passer par dessus un orchestre, on est contraint d’utiliser certaines harmoniques. On reparle de cette version bientôt dans la série.

Jusqu’à une époque récente, certains de ces airs étaient repris par des vedettes. Le rondeau du brésilien, air célèbre de La vie parisienne, opérette de Jacques Offenbach, par Dario Moreno.

Pour conclure ce billet, puisqu’on parle d’airs favoris, une citation assez éclairante tirée de l’extraordinaire Guide illustré de la musique d’Ulrich Michels. Cette curieuse mini-encyclopédie, richement illustrée et très complète ne comporte qu’un ou deux paragraphes sur la chanson, alors qu’il y a des tartines sur des notions aussi centrales que les appoggiatures ou autres conneries, passez-moi l’expression. Mais ça tombe bien, ça nous fera moins à lire aujourd’hui … Voilà les deux paragraphes.

Après le succès remporté depuis le milieu du XIXè siècle par certains airs favoris d’opéra et d’opérette, on a vu se créer de toutes pièces des « succès » dont les médias, en particulier le disque et la radio, ont fait une véritable marchandise musicale, qui représente un chiffre d’affaire important.

Des équipes organisée de façon rationnelle et professionnelle collaborent à cette production : auteurs, compositeurs, arrangeurs, chanteurs, acteurs, ingénieurs du son, directeurs commerciaux, jusqu’aux disc-jockeys. Ces musiques de variété s’appuient sur les habitudes auditives et les sentiments les plus simples. Faisant rarement preuve d’originalité, elles s’inscrivent toujours dans les courants de la mode, qu’elles contribuent parfois à orienter. À des paroles sur le thème de la solitude, de l’amour, correspond une musique délibérément simple — mélodies diatoniques aux intervalles caractéristiques, rythmes réguliers, harmonies tonales, structure strophique avec refrain, sonorités connues et parois clichés les plus éculés : valse musette pour Paris, guitare hawaïenne pour les mers du sud, etc.

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