Nuit et brouillard

Les Juifs et la chanson III – Shoah et chanson 12/23

Jean Ferrat, de son vrai nom Jean Tenenbaum et dont le père a été raflé comme juif puis assassiné à Auschwitz, a composé et chanté l’une des chansons les plus marquantes sur la Shoah, Nuit et brouillard.

Je trouve intéressant de comparer les deux chansons les plus connues sur la Shoah : Comme toi et Nuit et brouillard. Cette dernière ne parle pas uniquement de la Shoah, mais plus généralement de la déportation. Le titre lui-même est d’ailleurs le nom d’un décret allemand de 1941 ordonnant la déportation de certains opposants politiques au troisième Reich, sans qu’aucune information ne soient donnée sur leur sort : ils devaient disparaître dans « la nuit et le brouillard ». Le décret ne concernait pas les juifs en tant que tels. Le sort des juifs est certes évoqué discrètement dans la chanson (à travers le prénom « Samuel » et la référence à « Jehovah » cité dans une liste de dieux), mais mis sur le même plan que celui des autres déportés. Y compris ceux qui prient Vishnou, il n’y a pas dû en avoir beaucoup. Ceci donna lieu à une polémique bien longtemps après la sortie de la chanson, voir ici.

Évidemment, la chanson de Ferrat reflète son époque et sa sensibilité juive et communiste. Dans l’immédiat après-guerre, les juifs revendiquaient assez peu la spécificité de leur sort, qui n’était pas non plus perçue par l’opinion publique. La priorité était à la reconstruction et à l’intégration. Et être mis dans le même sac que les déportés politiques n’a rien d’infamant. D’un autre côté, les communistes qui ont représenté une part importante des déportés politiques n’avaient pas intérêt à ce qu’il y ait « plus victime » qu’eux. La mise en avant de spécificités ethniques est en outre peu compatible avec le marxisme qui tend à tout expliquer par des rapports de classes. Le syncrétisme de la chanson de Ferrat, par ailleurs belle et courageuse, est donc bien dans l’air de son temps. Dans L’heure d’exactitude d’Annette Wieviorka, page 112, je lis :

Une ancienne d’Auschwitz, devenue psychanalyste lacanienne, Anne-Lise Stern, douée du sens de la formule, m’a dit une fois : « Les Juifs et les communistes ont passé un accord : nous vous prêtons nos chambres à gaz, vous nous donnez votre résistance ». C’est assez bien vu. Dans certains discours de l’après-guerre, tout déporté fut menacé de la chambre à gaz, tous furent des résistants.

Comme toi de Goldman, passée dans le billet précédant, adopte un point de vue tout différent, mais là encore dans l’air de son temps. La judéité de la petite Sarah n’est pas explicite, tout comme chez Ferrat, mais elle est indiquée par son prénom, celui de ses amis (Ruth, Anna et Jérémie), par la ville de Varsovie et par le pont en style klezmer. La chanson est écrite à hauteur de petite fille, il n’y a pas de généralisation ou de visée politique affirmée. Dans L’ère du témoin, toujours d’Annette Wieviorka, je lis page 151 :

À l’ère du témoin, qui s’épanouit dans les années 1980, l’expression individuelle est sollicitée partout et triomphe. Les événements du passé, comme ceux qui se déroulent sous nos yeux, ne sont plus analysés en termes politiques ni ne donnent plus naissance à un grand récit collectif, mais à une succession ou une juxtaposition de récits individuels. Nous sentons. Nous nous identifions. Nous sommes remplis d’empathie. Mais pensons-nous encore ?

On peut polémiquer sans fin à propos des mérites comparés de ces deux grandes chansons populaires… Un opposant politique torturé et jeté dans un train vers l’enfer, ou une petit fille gazée à Treblinka à la même date : leurs sorts sont essentiellement différents, malgré quelques points communs, à commencer par l’identité du criminel. Insister sur ce qui les rassemble ou les distingue en dit plus long sur celui qui chante que sur leur sort, bien sûr.

Sur le plan de la stricte écriture, je dois dire que ma préférence va à la simplicité de Goldman. Les deux chansons évoquent à la fois les faits et la mémoire des faits. Chez Goldman cette tension entre passé et présent est synthétisée en deux mots tout simples dans le titre qui sert aussi de refrain : « comme toi », on voit toute l’efficacité d’un bon parolier qui n’a pas enchaîné les tubes juste par hasard. Chez Ferrat, c’est « Je twisterais les mots s’il fallait les twister / Pour qu’un jour les enfants sachent qui vous étiez ». Alexandrin, hémistiche, ça tient la route, mais ça moud un peu trop de grain à mon goût. Ou encore : « Mais d’autres gens en avaient décidé autrement », c’est plus net et surtout plus exact historiquement que la métaphore un peu laborieuse « Depuis longtemps leurs dés avaient été jetés ». Etc. Probablement le goût de mon époque…

Pour finir ce billet, une chanson moins connue de Jean Ferrat, en hommage à son père mort à Auschwitz, Nul ne guérit de son enfance.

1 – La chanson de Simon Srebnik
2 – La chanson de Treblinka
3 – Yisrolik
4 – Le chant des marais
5 – Le Verfügbar aux Enfers
6 – Casimir Oberfeld
7 – Êtes-vous heureux ?
8 – La fontaine endormie
9 – Il n’y a plus de roses rue des Rosiers
10 – Le petit train de Rita Mitsouko
11 – Comme-toi
12 – Nuit et brouillard
13 – Smoke gets in your eyes
14 – Pitchipoï
15 – Évariste
16 – Au fil du temps
17 – Les Ramones à Bitburg
18 – Signé Furax
19 – Des voix off
20 – Roméo et Judith
21 – Culture du camp
22 – La troisième symphonie de Górecki
23 – Beltz

Tous les thèmes

Tous les thèmes