Jacques Brel, chanteur géopolitique

Petite géopolitique de Jacques Brel 1/13
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La présente série s’intéresse à la géopolitique dans les chansons de Jacques Brel. Avant d’entrer dans le vif du sujet, je tiens à expliquer pourquoi en ce qui concerne la géopolitique, Brel est plus intéressant qu’un autre parmi les « grands de la chanson française » (ou même les petits).

Par exemple, chez Léo Ferré, la ligne politique est claire et nette : Léo est un anarchiste pur jus, on ne va pas écrire une série là-dessus. Chez Barbara, peu de géopolitique : le sentiment prédomine. Ses chansons se mêlent parfois de Grande Histoire, comme Göttingen ; mais en l’espèce, c’est à partir du sentiment intime de la petite fille juive cachée pendant la guerre puis émue quelques années plus tard par l’innocence d’enfants allemands. Chez Trenet, on aurait du mal à discerner de la géopolitique. Tout au plus un Chinois tient-il un rôle de figurant évadé de l’exposition coloniale (« Il s’nourrit de riz frit aux p’tits pois » dans Le Chinois déjà vue ici, ou sert « un plat de riz » sur fond de gamme pentatonique dans Je chante). Je peux continuer la liste avec Alain Souchon, chez qui la politique est bien sûr présente, mais qui, dans sa grande sagesse, ne prétend là à aucune originalité.

Brassens mérite quelques explications. Si la politique est bien présente dans ses chansons, la géopolitique en est résolument absente : sa vision du monde est à hauteur d’homme, dénuée de toute généralisation et pleine d’une indulgence qui dissout les catégories les plus établies et abolit toute frontière. S’il dénonce un groupe humain délimité, il prend soin de le désigner par un mot que personne ne comprend comme « croquant », ou désuet comme « sans-culotte ». Il pardonne à une criminelle dans L’assassinat (déjà vue ici), tout comme son père lui a pardonné dans la chanson autobiographique Les quatre bacheliers. Il émascule bien quelques gendarmes au marché de Brive-la-Gaillarde (dans Hécatombe), mais se refuse à crier « mort aux vaches » dans L’Épave (quelques décennies avant qu’une autre épave n’embrasse un flic, curieuse convergence de destins). Lui-même est presque émasculé par des « punaises de sacristie » dans Le Mécréant, mais il chante souvent les louanges de tout un aréopage de curés, de bonnes sœurs, de croyants ou du Christ en personne. Voir par exemple L’Antéchrist, La Religieuse, La Prière ou Le Grand Pan (déjà vu dans la série sur la science, ici).

À tel point que nombre de catholiques revendiquent l’anarchiste et mécréant Brassens comme l’un des leurs ! Ne cherchez là aucune contradiction : sa philosophie est solide comme le chêne et aussi simple que sa vieille pipe en bois. Il veut toujours voir l’homme derrière le criminel, le flic ou le curé. Et bien sûr, la femme derrière la putain (dans La complainte des filles de joie, déjà vue ici), l’épouse modèle (dans Pénélope), l’épouse adultère (dans À l’ombre des maris), la pauvre vieille (dans Bonhomme) ou la bonne sœur (dans La religieuse). Jusqu’à choquer son propre public, comme lorsqu’il aborde la seconde guerre mondiale dans sa chanson Les deux oncles, la seule ayant vraiment fait scandale : les Anglais et les Allemands y sont renvoyés dos-à-dos. Dans Entre la rue Didot et la rue de Vanves, Brassens nous présente même deux gestapistes sous un jour sympathique (« Deux sbires […] venus avec leurs noirs manteaux » qui « Aimaient la guitare et les trémolos », ce qui fait qu’ils repartent « sans finir leur boulot »). Tout ceci est analysé avec bien plus de détails dans Brassens ?, livre de Bertand Dicale dont on reparlera (lecture fortement recommandée en attendant).

Bref, chez  Brassens la géopolitique est réduite par principe au néant. Une nation, un empire, un couvent, un claque et même son fameux village de pure convention, intemporel et abstrait, ce village où une jeune Margot allaite un chaton devant un bougnat et des enfants de chœur pendant qu’on fait crever un petit cheval blanc, tout cela est moralement équivalent : dès qu’on est plus de quatre, on est une « bande de cons » (Le pluriel). Soit. Mais heureusement tous « braves types », au moins en puissance (car on finira tous « braves types », il nous le dit dans Le temps passé).

Le cas de Renaud est plus complexe : parolier brillant et mélodiste efficace, il excelle dans bien des styles de chansons (ce blog a même consacré toute une série à sa chanson L’Autostoppeuse, ici). Mais son message politique est terriblement confus à y regarder de près. Si on lit froidement ses paroles, on découvre un fatras incohérent d’idées toute faites, suggérées par l’air du temps, un coup de gueule, une rime ou peut-être le pastis. Entiché de Mitterrand (dans Tonton), il le renie (dans Le tango des élus). Il s’entiche alors de Gorbatchev jusqu’à lui chanter dans Welcome Gorby : « on est quelques-uns, je crois, un copain à moi et pi moi, à espérer qu’tu vas v’nir avec tes blindés nous délivrer ». Quand même bizarre pour un anarchiste-pacifiste… Ses analyses sont un peu étranges : il croit qu’Antoine est un chanteur contestataire (fait déjà noté dans la série sur le mot société, ici). Il pense dans Hexagone que durant la dernière guerre, des Français étaient « bien planqués à Londres » (on aime De Gaulle et les Français Libres ou pas, mais ils n’étaient sûrement pas partis « se planquer » à Londres) et fait cause commune avec Sardou en célébrant le « brave soldat riquain ». Enfin, les raisons de sa révolte sont parfois surprenantes : dans Hexagone encore, il est certes révolté par la peine de mort, mais plus encore par le Salon de l’Auto, et surtout par le proverbe « En avril, ne te découvre pas d’un fil » !  Le tout premier post de ce blog jouait déjà sur les contradictions de Renaud, voir ici. Réécoutez la chanson : il y a tout, à peu près le contraire, et ça se termine prophétiquement au bistrot. C’est peut-être ce côté fourre-tout qui permet finalement à Renaud le tour de force d’être à la fois outrancier comme Jarry et consensuel comme Béranger… c’est un peu l’ado de la famille, il dit n’importe quoi, mais on ne lui en veut pas. D’ailleurs dans Mistral Gagnant, il met tout le monde d’accord en livrant le point essentiel de sa vision du monde : « Les méchants, c’est pas nous ». On ne va quand même pas faire une série sur un tel capharnaüm.

On pourrait encore parler de Michel Sardou, notre seul grand chanteur engagé à droite. Mais quand on creuse un peu la question, ses vues politiques semblent finalement assez floues et surtout parasitées par sa longue collaboration avec son parolier Pierre Delanoë, authentique réactionnaire (dont on avait déjà noté la géopolitique un peu sommaire ici).

Un cas intéressant serait peut-être Francis Cabrel qui présente dans ses chansons (tout comme Brel) une vision du monde originale, cohérente et constante. Homme du Sud, athée, séducteur, gestionnaire avisé d’un riche fonds de belles métaphores, portant fièrement son accent et ses origines, heureux en amour avec sa Petite Marie : c’est l’antipode exact de Brel ! On le reverra dans la présente série.

Venons-en donc au plus passionnant de tous : Jacques Brel. Il nous offre un beau théâtre dans ses chansons, où défile toute l’humanité : des ivrognes, des colonels, des putains, des cocus, beaucoup d’amoureux, plusieurs moribonds, Jean Jaurès, un caporal, des bergers, des filles, des chiens, des singes, des enfants, des sous-préfets et bien sûr Jacques Brel (il cite son propre nom dans Grand Jacques, Les Bonbons et Les F…). Mais on s’intéresse ici au décor du théâtre, véritable théâtre derrière le théâtre, donnant une profondeur supplémentaire à ses chansons. Un arrière-plan particulièrement baroque et cohérent, et on va le voir, géopolitique.

Le fait est notable dès ses toute premières chansons, celles de sa brève période de chanteur catholique, où ses amis le surnommaient l’abbé Brel. Dans La Haine, première chanson de son intégrale en 10 CD, il se propose de ressouder « deux continents ». Dans Grand Jacques, il parle de l’époque où « les guerres sont finies ». Dans Le Diable (ça va), il évoque toutes sortes de problèmes du monde : les « dangereux jeux de la guerre », l’Europe qui « répète l’Avare« , les « dollars venus du pays des enfants », et un « décor mil neuf cent » (ce qu’on doit sans doute comprendre comme un climat de pré-guerre mondiale). Dans Il nous faut regarder, il propose de porter le regard « plus loin que les frontières qui sont des barbelés » et évoque « les enfants qui racontent les guerres ». Dans C’est comme ça, il opère une sorte de travelling arrière, des filles aux garçons, puis aux papas, jusqu’à « la guerre civile ». Dans La Bastille, il affirme que « L’avenir dépend des révolutionnaires » et que « L’avenir ne veut ni feu, ni sang ni guerre ». Dans Qu’avons-nous fait, bonnes gens, il chante « tout l’amour du monde […] vendu pour faire la guerre ». Dans Pardons, il évoque des « pays faits de sous-officiers ». Même dans Ne me quitte pas, il y a un roi, une reine, un domaine et il faut des lois !

Ce Brel des débuts rappelle Le Diapason Rouge, le célèbre « carnets de chants sélectionnés par les Scouts et Guides de France et le Mouvement Eucharistique des Jeunes » : le premier chapitre c’est Salut l’Artiste, mais le deuxième, à ne pas négliger, c’est Au rythme du monde : chants de paix sans frontières. Brel aborde donc ce « deuxième chapitre », et nous présente une géopolitique naïve, catholique et assez désincarnée (sa chanson la plus pacifiste, La colombe, ne donne pas le moindre indice de date ou de pays, même si dans des interviews, il dit qu’elle concerne la guerre d’Algérie). Dans la suite de son œuvre, le paysage se fera beaucoup plus précis, désacralisé et original comme le verra… En attendant, je vous passe sa chansons la plus géopolitique de sa première période, Le diable (ça va).

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