La perfection de la versification française me paraît presque impossible

Peut-on chanter en français – 2

Chaque langue serait-elle plus ou moins adaptée à telle ou telle manière de penser, de chanter ou de dire ? Selon divers lieux communs, l’allemand serait propice à la philosophie, le français à la clarté, l’italien au chant, etc. C’est la question du « génie des langues », expression utilisée semble-t-il pour la première fois par Amable de Bourzeis (1606-1672) dans son traité Sur le dessein de l’Académie et sur le différent génie des langues. Un peu comme dans les séries du Jardin sur la chanson art majeur ou mineur, les textes les plus pertinents remontent donc au XVIIe siècle, au moment où se fixe le français moderne. Bourzeis faisait partie des membres fondateurs de l’Académie française. Comme premier texte, je vous propose un extrait de La lettre à l’Académie Française de Fénelon. On est en 1714.

Me sera-t-il-permis de représenter ici ma peine sur ce que la perfection de la versification française me paraît presque impossible ? Ce qui me confirme dans cette pensée est de voir que nos plus grands poëtes ont fait beaucoup de vers faibles. Personne n’en a fait de plus beaux que Malherbe ; combien en a-t-il fait qui ne sont guère dignes de lui ! Ceux-même d’entre nos poëtes les plus estimables qui ont eu le moins d’inégalité en ont fait assez souvent de raboteux, d’obscurs et de languissants : ils ont voulu donner à leur pensée un tour délicat, et il la faut chercher ; ils sont pleins d’épithètes forcées pour attraper la rime. En retranchant certains vers, on ne retrancherait aucune beauté : c’est ce qu’on remarquerait sans peine, si on examinait chacun de leurs vers en toute rigueur.

Voilà, on ne parle pas encore de chant ou de musique, mais la versification française est « presque impossible » (je suppose qu’à l’époque on la comparait plutôt à la versification latine). Comme chanson, je vous propose Vive l’alexandrin de Claude Nougaro. La chanson proclame les vertus de l’alexandrin (« ce grand niais » comme disait Victor Hugo), mais sauf erreur de ma part, elle est surtout en octosyllabes, avec quelques alexandrins perdus par-ci par-là dans les refrains.

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Seul

Mathématiques et chansons 5

On aborde une autre modalité de l’usage des mathématiques en chanson, et plus généralement en art : le sous-bassement mathématique d’une œuvre. On peut arguer qu’en ce sens, les mathématiques sont partout : toute structure a son analogue algébrique ou combinatoire, etc. Je vous propose Seul de Jacques Brel : une montée, une descente, c’est numérique.

Ce dispositif me rappelle Les Djinns de Victor Hugo, déjà passés dans le blog. Le poème est en vers de deux pieds, trois pieds, etc jusqu’à des décasyllabes, puis redescend tout, une merveille d’écriture. On notera l’omission des vers de neuf pieds dans le texte d’Hugo, et des octosyllabes dans la mise en musique par Gabriel Fauré. Les Djinns.

Murs, ville,
Et port,
Asile
De mort,
Mer grise
Où brise
La brise,
Tout dort.

Dans la plaine
Naît un bruit.
C’est l’haleine
De la nuit.
Elle brame
Comme une âme
Qu’une flamme
Toujours suit !

La voix plus haute
Semble un grelot.
D’un nain qui saute
C’est le galop.
Il fuit, s’élance,
Puis en cadence
Sur un pied danse
Au bout d’un flot.

La rumeur approche.
L’écho la redit.
C’est comme la cloche
D’un couvent maudit ;
Comme un bruit de foule,
Qui tonne et qui roule,
Et tantôt s’écroule,
Et tantôt grandit,

Dieu ! la voix sépulcrale
Des Djinns !… Quel bruit ils font !
Fuyons sous la spirale
De l’escalier profond.
Déjà s’éteint ma lampe,
Et l’ombre de la rampe,
Qui le long du mur rampe,
Monte jusqu’au plafond.

C’est l’essaim des Djinns qui passe,
Et tourbillonne en sifflant !
Les ifs, que leur vol fracasse,
Craquent comme un pin brûlant.
Leur troupeau, lourd et rapide,
Volant dans l’espace vide,
Semble un nuage livide
Qui porte un éclair au flanc.

Ils sont tout près ! – Tenons fermée
Cette salle, où nous les narguons.
Quel bruit dehors ! Hideuse armée
De vampires et de dragons !
La poutre du toit descellée
Ploie ainsi qu’une herbe mouillée,
Et la vieille porte rouillée
Tremble, à déraciner ses gonds !

Cris de l’enfer! voix qui hurle et qui pleure !
L’horrible essaim, poussé par l’aquilon,
Sans doute, ô ciel ! s’abat sur ma demeure.
Le mur fléchit sous le noir bataillon.
La maison crie et chancelle penchée,
Et l’on dirait que, du sol arrachée,
Ainsi qu’il chasse une feuille séchée,
Le vent la roule avec leur tourbillon !

Prophète ! si ta main me sauve
De ces impurs démons des soirs,
J’irai prosterner mon front chauve
Devant tes sacrés encensoirs !
Fais que sur ces portes fidèles
Meure leur souffle d’étincelles,
Et qu’en vain l’ongle de leurs ailes
Grince et crie à ces vitraux noirs !

Ils sont passés ! – Leur cohorte
S’envole, et fuit, et leurs pieds
Cessent de battre ma porte
De leurs coups multipliés.
L’air est plein d’un bruit de chaînes,
Et dans les forêts prochaines
Frissonnent tous les grands chênes,
Sous leur vol de feu pliés !

De leurs ailes lointaines
Le battement décroît,
Si confus dans les plaines,
Si faible, que l’on croit
Ouïr la sauterelle
Crier d’une voix grêle,
Ou pétiller la grêle
Sur le plomb d’un vieux toit.

D’étranges syllabes
Nous viennent encor ;
Ainsi, des arabes
Quand sonne le cor,
Un chant sur la grève
Par instants s’élève,
Et l’enfant qui rêve
Fait des rêves d’or.

Les Djinns funèbres,
Fils du trépas,
Dans les ténèbres
Pressent leurs pas ;
Leur essaim gronde :
Ainsi, profonde,
Murmure une onde
Qu’on ne voit pas.

Ce bruit vague
Qui s’endort,
C’est la vague
Sur le bord ;
C’est la plainte,
Presque éteinte,
D’une sainte
Pour un mort.

On doute
La nuit…
J’écoute : –
Tout fuit,
Tout passe
L’espace
Efface
Le bruit.

Bravo à Diego qui a trouvé une solution meilleure que la mienne pour exprimer n’importe quel nombre n avec les chiffres de 2021 : 20 / 2 x 1 (en base n bien sûr). Je note que grâce aux propriétés remarquables du nombre 1, il est inutile de mettre des parenthèses pour désambigüer l’expression.

1 – Marie Mathématique
2 – Parallèles
3 – Booba, mathématicien du 100-8
4 – Tu fais trop de mathématiques
5 – Seul
6 – Si j’avais un piano
7 – Pourquoi la fatma l’a mis le feu ?
8 – Évariste
9 – Avec moins de clarté que de ferveur
9bis – Le chien du pope
10 – C’est quand qu’on va au pont-aux-ânes ?
11 – Pi
12 – Le théorème de l’électeur médian, l’art majeur et l’art mineur
12bis – Les arbres de Corot
13 – C’est bien ma veine
14 – Trois est un nombre magique
14bis – Great Teacher Issapa
15 – Pas des carrés
16 – Common knowledge
16bis – Everybody knows
17 – La preuve par trois
18 – Un zéro
19 – Rien
20 – New math
21 – Ma thématique
21bis – There a delta for every epsilon
22 – Compter
23 – La prof de math
23bis – L’enfant et les additions
24 – Deux fois deux font quatre
25 – Groupe d’automorphismes des chansons
26 – L’homme orange
27 – Mettre Euclide dans une poubelle
28 – La mémoire et les maths
29 – Lobachevsky
30 – Les valeurs approchées
31 – La vénus mathématique
32 – Mathématiques souterraines
33 – Logarithme 70
34 – Humour tautologique
35 – Quand j’étais petit, je n’étais pas grand
36 – Logical
37 – Permutation circulaire
38 – Contraposée
39 – Je serais pas Mistinguett si j’étais pas comme ça
40 – Les nombres négatifs
41 – Moins deux
42 – 7 est égal à -1 modulo 8
43 – Boby Lapointe, Euclide de la chanson
44 – That’s Mathematics
44bis – Amor Matemático

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Gainsbourg est-il un génie ?

L’été Gainsbourg 15

Mon collègue de blog Pierre Delorme se plaint dans plusieurs commentaires de ce que Gainsbourg est considéré dans les médias comme un « génie », titre usurpé selon lui. Pour tuer le désœuvrement du 14 juillet, j’ai pris la question au sérieux, un peu comme un sujet du bac philo. Donc : Serge Gainsbourg est-il un génie ? Je ne me serais jamais interrogé en ces termes sans les commentaires de mon ami et ex-professeur d’analyse de chansons, mais je suis interpelé. Car comme je l’ai dit au début de la série d’été, au fil de mes cinq années de blog sur la chanson, est petit à petit montée en moi une « surprise Gainsbourg ». À force de me casser la tête sur toutes sortes de questions autour de la chanson, j’ai réalisé sa place singulière dans le paysage. Je vais commencer par un inventaire de ce qui le distingue à mon avis des autres ACI (auteur-compositeur-interprète).

Univers

D’abord, Gainsbourg n’a pas d’univers très défini. La plupart des « grands » de la chanson utilisent un dispositif avec un « décor », arrière-plan constant dans lequel se déploie chacune de leurs compositions, et où tous les genres (chanson d’amour, politique, sociale, d’actualité, …) trouvent une couleur qui leur est propre, définition de leur personnalité d’artiste. Village de convention de Brassens, Europe fantasmée de Brel, banlieue de Renaud, géopolitique de carton-pâte de Pierre Delanoë sont les meilleurs exemples (auxquels des séries ont parfois été consacrées, suivre les liens). Certains habitent des univers moins concrets, dont l’unité réside dans un style ou un personnage : sentimentalité vaporeuse de Barbara, « surréalisme » de Trenet, argot de Pierre Perret, artiste maudit à la Ferré, adolescence poétique à la Souchon, etc.

Gainsbourg a mangé de ce pain-là en fin de carrière avec son Gainsbarre, mais sur l’ensemble de son œuvre, il fait évidemment exception. On peut le rapprocher d’Aznavour de ce point de vue. D’ailleurs nos deux ACI qui riment avec troubadour sont peut-être ceux qui ont le plus (et le mieux) écrit pour d’autres. Mais Gainsbourg va plus loin qu’Aznavour dans le disparate. Comment croire que c’est le même qui a écrit Love on the beat et Le poinçonneur des Lilas ? On pourrait donner sans se fatiguer une vingtaine d’autres exemples. Voilà un critère assez objectif pour l’exclure du club des grands de la chanson et le ranger parmi les faiseurs ou les commerciaux, étiquette qu’il revendiquait d’ailleurs dans certaines interviews. Ce serait bien sûr réducteur de ne retenir que ce critère sur lequel on pourrait même le réhabiliter avec une hypothèse hardie. Aznavour a dit que chaque chanson devait raconter l’histoire de celui qui l’écoute, et pas de celui qui la chante. Je pense qu’il appliquait ce précepte aux chansons biographiques, dont il était expert (Je n’ai rien oublié, Comme ils disent, Je m’voyais déjà, etc, etc). Gainsbourg aurait inversé le dispositif : il raconte sa vie, mais dans les univers mouvants des générations successives de ses auditeurs.

Le chanteur en largeur d’abord

J’ai dit il y a quelques jours que Gainsbourg me frappait par le nombre de sujets qu’il aborde, et par l’originalité de l’approche pour chacun d’eux. Sur ce point, Pierre Delorme me cherche noise dans un commentaire. Effectivement, il n’est pas évident de prouver que c’est lui qui aborde le plus grand nombre de sujets, mais on ne va pas se lancer dans des décomptes fastidieux. Il se pourrait que Pierre Perret ou Guy Béart le surpasse largement par exemple. On y verra plus clair à la fin de la série, que je ne suis pas certain de tenir jusqu’au bout, vous verrez. J’ai prévu une petite cinquantaine de billets, à la suite desquels l’originalité de Gainsbourg et la diversité des thèmes qu’il aborde sera étalée noir sur blanc, je ne m’étends pas plus aujourd’hui.

J’ajoute que Gainsbourg n’a jamais l’air de faire « une chanson sur un sujet », un peu comme à l’atelier d’écriture de chanson. Je dois dire que Pierre Perret me donne souvent cette impression. La largeur des thèmes abordés par Gainsbourg me semble procéder non pas d’un auteur qui épuise laborieusement des listes de thème, mais de la gourmandise de l’immigré qui absorbe comme une éponge toute la culture de sa terre d’adoption et souhaite en rendre compte. Un peu comparable à celle de Goscinny dans Astérix ou le Petit Nicolas, qui recense systématiquement tous les poncifs de son temps. Chez Gainsbourg, cela ne conduit pas à un étalage systématique, mais plutôt à un mystère de la précision et du détail qu’on ne trouve pas dans la chanson purement commerciale : exactitude du vocabulaire et des descriptions (cf les billets consacrée au poinçonneur des Lilas, à Qui est in qui est out, etc).

Le chanteur transigeant

On n’imagine pas Brassens acceptant de mettre des nappes de synthé dans ses arrangements, ni la production de Brel lui imposant des choristes en mini-jupe au concert, ni qu’on exige de Barbara des chansons qui fassent danser dans les nightclubs. Voilà, ce sont des artistes intransigeants, droits dans leurs bottes. À l’inverse, il y a les artistes commerciaux, qui cherchent à toute force la recette du succès, le plus caricatural étant peut-être Claude François. Gainsbourg, à l’instar de quelques autres (Higelin, Lavilliers, …) est dans un entre-deux. Venu de la chanson « rive-gauche », passé par la chanson-jazz, il se résout à suivre la vague yéyé, et court après le hit-parade jusqu’à la fin de sa carrière, alternant succès et échecs dans une étrange dialectique entre l’art et le commerce.

Mais il est bon ou pas ?

Évidemment, avant de savoir si Gainsbourg est un génie, il faudrait savoir s’il est bon dans sa partie ou pas. Comme compositeur, c’est difficile d’évaluer Gainsbourg. Il a composé de bonnes musiques, comme Black trombone ou Penser à rien, presque des petits standards de jazz. Et des albums qui ont marqué musicalement : Melody Nelson (avec Jean-Claude Vannier) ou L’homme à la tête de chou. Il a bien sûr tiré le meilleur de l’élite des arrangeurs de son époque. Est-ce que cela enlève ou ajoute à son mérite ? Je laisse la question ouverte, on peut pinailler dans les deux directions. Idem pour la fusion qu’il opérée entre musique romantique et variétés : est-ce de l’habilité ou du plagiat ? Plagiat auquel il a recouru avec des escroqueries avérées, on en a déjà parlé dans le blog. Il parait qu’Alexandre Dumas disait : « L’homme de génie ne vole pas, il conquiert ». En tout cas, on a affaire à un compositeur difficile à évaluer. Je ne m’y risque pas plus. Je note qu’à ‘l’instar des paroles, il n’a pas d’univers musical très défini et qu’il n’a pas écrit de grande musique de film ou autre, alors quoi qu’on en pense, c’est quand même pas le Mozart du XXe siècle. Mais quel compositeur de chansons peut prétendre à ce titre ?

Comme parolier, on peut inscrire Gainsbourg dans la filiation de Boris Vian, qui a « désaffublé la poésie » selon le précepte de Francis Ponge. Un peu moins radical que le maitre dans l’usage d’un langage quotidien, il opère une subtile réaction en étant plus rigoureux et poétique, mais avec une poésie à mon avis assez peu inventive dans ses chansons de facture classique (La javanaise, Je suis venu te dire que je m’en vais, La chanson de Prévert, etc), par rapport à Souchon par exemple pour donner un exemple relevant d’une écriture d’apparence « simple » à la Vian. Ce sont d’ailleurs des chansons d’opinion plus que romantiques ou sentimentales si on écoute bien, et Gainsbourg est souvent didactique (En relisant ta lettre), une autre marque de fabrique. Je retiens à son crédit deux inventions d’écriture. D’abord son traitement original et systématique de la rime (rime en « ex » dans Comment te dire adieu, il y a plein d’autres exemples) ou parfois des assonances (« ve » dans La javanaise). Le procédé est très commun dans la chanson comique et Gainsbourg l’étend aux autres registres. Ensuite son usage des énumérations, mode littéraire à son époque (Prévert, Queneau, Perec, …), mais qu’il transpose en chanson le premier et d’une belle manière (Les petite papiers). Dans les deux cas, on peut dire que Gainsbourg a trouvé une bonne combine. Il suffisait d’y penser et après, c’était peut-être à la portée de tout parolier habile … Ou peut-être pas.

Je propose une seule chanson pour ce billet, Ford Mustang, bonne synthèse de l’univers de Gainsbourg : musique pas géniale mais bien arrangée dans l’air de son temps, chanson énumérative, rime rare en « ang », chanson de description, sociale et sans poncif, teintée d’érotisme et de didactique. Pour être plus précis, chanson du non-univers de Gainsbourg, puisqu’il n’a pas d’univers défini n’est-ce pas.

Alors voilà : après tout ça, comment dire si Gainsbourg est un génie ? Il se distingue tellement des autres ACI, qu’il est difficile à classer sur une échelle de valeur. Et puis il faut s’entendre sur ce qu’est un « génie ». Si un génie est un artiste qui s’est hissé au sommet de son art, alors je suis d’accord pour dire que Gainsbourg ne mérite pas l’appellation : peintre raté, versificateur habile, parolier inventif, compositeur énigmatique… C’est sûrement un artiste surdoué, mais à mon goût, c’est un mélodiste moins « génial » que Brassens, un parolier moins « génial » que Brel ou Souchon. Et plus un suiveur qu’un inventeur, mais un suiveur qui a su maintenir une certaine qualité au long de carrière, ce qui le rend crédible et recyclable. Pris globalement, son cas est donc quand même défendable : il n’a pas de grand point faible, pas mal de bonnes chansons, plusieurs très bonnes, c’est quand même le principal.

Mais je pense qu’on fait qu’on fait fausse route, parce que Brassens ou Brel ne sont en aucun cas des « génies ». Ils se sont hissés au sommet de leur art et l’ont même ré-inventé, mais y compris dans l’espace médiatique, le mot génie doit s’entendre dans un sens plus restreint. Le génie est un individu dont la créativité et les capacités intellectuelles surhumaines ont un impact majeur dans les domaines artistiques, scientifiques, sociaux et politiques, impact supérieur à celui des meilleurs spécialistes de chacun de ces domaines. Il provient d’un de ces champs particuliers, dans lequel il est le meilleur, mais il les transcende. La notion émerge avec l’humanisme. Elle culmine alors avec Léonard de Vinci. Puis elle se renouvelle et trouve toute sa plénitude sociale et politique, voire messianique, à la charnière entre les Lumières et le Romantisme, moment où l’individu peut occuper la place laissé vacante par Dieu. Le premier génie de ce point de vue est peut-être Goethe. En France, on pourrait opter pour Napoléon, ou plus sûrement pour Victor Hugo. En ce sens, le seul génie incontestable de la chanson française, ce fut en son temps Béranger, même si son œuvre est aujourd’hui complètement dévaluée. Le dernier « génie » français en ce sens, c’est peut-être Jean-Paul Sartre. L’espèce a proliféré au XIXe siècle, puis a décliné jusqu’à disparaître à peu près au long du vingtième siècle. Elle ne subsiste aujourd’hui qu’en des variantes dégénérées dont aucune ne parvient à même faire croire à un consensus : entrepreneurs qui inventent le futur (Steve Jobs est peut-être le moins antipathique), prophètes-imposteurs résiduels du totalitarisme en leur pays (dynastie Kim), leader populistes, penseurs autoproclamés, etc.

Nos chanteurs les plus estimés affichent une grande modestie, ils sont tous d’accord pour n’être pas poète, je vous épargne les extraits d’interview de Brassens, Brel ou Barbara qui se gargarisent de cette formule. Trenet la chante même : « J’suis pas poète, mais je suis ému » (Ménilmontant). Quelques ambitieux, comme Léo Ferré, bornent leur prétention à être de grands poètes et composent un opéra pour marquer le coup. La question du « génie » ne se pose même pas pour eux. Sauf pour Vian et son éclectisme peut-être, et pour Gainsbourg bien sûr. Peut-être ironiquement, mais pour lui et rien que pour lui. Déjà, il a la première qualité requise : une certaine mégalomanie. Il s’inscrit dans les plus grandes lignées, se compare discrètement à Chopin ou à Rimbaud dans des interviews. Et puis, il émarge à tous les débats de son siècle, parfois dans une certaine indifférence, quelques fois avec un vrai impact sur la société. Je pense à Je t’aime moi non plus, ou à sa reprise de la Marseillaise. Il est en ce sens notre seul « génie » de la chanson. Avec son personnage de marquis de Sade à paillettes, sodomite inassouvi et alcoolique véritable qui hantait les plateaux de télé , il incarne bien sûr une forme décadente et parodique de génie, un pale reflet de cette catégorie en son temps déjà désuète. Et qui avait bien compris qu’un authentique génie doit se hisser au-dessus de son art. Sur ce point, Gainsbourg a eu une idée de génie : pour se situer loin au-dessus, plutôt que de se fatiguer à grimper, autant rabaisser son art. En le déclarant mineur.

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Le vin

Vin, alcool et ivrognerie 1/24

Nous commençons cette série d’automne par quelques strophes de circonstance. Elles sont de Raoul Ponchon. Peut-être pas le poète le plus célèbre de toute notre belle littérature, mais le plus prolifique sans doute. Il parait qu’il a écrit plus de 150 000 vers. On reparlera de lui dans cette série.

Laisserai-je passer l’automne,
Sans le chanter ?
Non, non. Je n’y puis résister ;
Croyez-moi, c’est la bonne
Saison.
Allons-y de notre chanson.

Que d’aucuns chantent sur leur lyre
Ce qu’ils voudront,
Et qu’ils convoitent pour leur front
Les lauriers d’un Shakespeare…
Ma foi,
C’est leur affaire. Quant à moi,

Qui me fiche autant de la gloire
Que d’un corset
Vide, et suis né, comme l’on sait,
Uniquement pour boire,
Je bois !
Que si j’ose élever la voix

Dans le tumulte de la Vie,
Ce n’est que pour
Célébrer le Vin et l’Amour,
Et l’amour de ma mie,
Ô gué !
Encor suis-je bien fatigué !

Que d’autres chantent sur leur lyre
Le doux Printemps,
C’est gentil quand on a vingt ans ;
Ce serait du délire
À moi,
De m’emballer à son endroit.

Sans remonter au Moyen Âge,
Ne vais-je pas
Toucher… encore quelques pas –
À l’hiver de mon âge ?…
Hélas !
Ce que c’est de nous, Babylas !

Un coq, chaque matin, me guette
« Fini, l’été !
Dit-il. – C’est temps, en vérité,
De fermer ta brayette,
Ponchon !
Ouvre ta cave, mon cochon !

« Tes dents, vrais haricots malades,
Fichent le camp,
Au moindre vent qui souffle, ou quand
Tu manges des panades ;
Et ton
Crâne est plus chauve qu’un toton. »

Las ! je cassais des clous, naguère,
Avec mes dents.
J’avais des cheveux abondants
À ne savoir qu’en faire,
Jadis !
Il ne m’en reste plus que dix !

C’est pourquoi, je vous le répète,
Je bois du vin,
Car il me semble en avoir vingt,
Dès que je suis pompette.
Et quoi
Nous sauve, si ce n’est la foi !

Vive donc le superbe automne,
Rouge et doré !
Le vin magnifique et sacré,
Qui chante dans la tonne,
Le vin…
Je ne dis pas l’eau… mais le Vin !

En ce mois d’octobre célébrons donc sans modération le jus d’octobre et l’alcoolisation. Le vin de Georges Brassens.

Autre chanson alcoolisée de Brassens : L’épave. Au fronton de laquelle j’inscris ces vers de Victor Hugo, aux rimes rendues approximatives par une langue sans doute trop pâteuse.

Un discours de cette espèce
Sortant de mon hiatus,
Prouve que la langue épaisse
Ne fait pas l’esprit obtus.


1 – Le vin
1bis – Je bois la bouteille
2 – J’ai bu
3 – Un ivrogne appelé Brel
4 – Chanson à boire
5 – En titubant
6 – Le vin me saoule
7 – La santé, c’est la sobriété
8 – Si tu me payes un verre
8bis – Le vin que j’ai bu
9 – Tango poivrot
9bis – Sur le Pressoir
10 – L’alcool de Gainsbourg
11 – C’est cher le whisky, mais ça guérit
12 – L’eau et le vin
13 – Sous ton balcon
13bis – Le sous et Le Houx
14 – Sacrée bouteille
15 – Le dernier trocson
15bis – Java ferrugineuse
16 – Commando Pernod
16bis – Cereal killer
17 – Six roses
18 – 1 scotch, 1 bourbon, 1 bière
19 – Vins d’appellation
20 – On boira d’la bière
21 – Ponchon pochtron
22 – Copyright apéro mundi
23 – Rapporte moi des alcools forts
24 – Je vais m’envoler

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Victor Hugo

La chanson, art majeur ou art mineur VII. Été 2019, chaque jour un poète, 17/68
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C’est l’été 2019, chaque jour un poète. Aujourd’hui cet enfant que la vie effaçait de son livre, et qui n’avait pas même un lendemain à vivre, Victor Hugo, né lorsque ce siècle avait deux ans, en 1802.

JeHaN nous chante Les Tuileries, sur une musique de Colette Magny.

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Gare du nord et Lountatchimo

Lieux possibles, impossibles et imaginaires de la chanson 17ter/17

Cette série continue de susciter des commentaires. Comme lieu inventé, Christophe, internaute de Paris, nous propose Lountatchimo, ville mystérieuse à laquelle Barbara fait allusion dans Vienne. On entre dans le domaine des villes-chevilles, inventées pour une rime ou je ne sais quel message crypté. L’exemple le plus célèbre est Jérimadeth, ville biblique inventée par Victor Hugo, qui avait simplement besoin d’une rime en « dais » (j’ai rime à dais) !

Tout reposait dans Ur et dans Jérimadeth ;
Les astres émaillaient le ciel profond et sombre ;
Le croissant fin et clair parmi ces fleurs de l’ombre
Brillait à l’occident, et Ruth se demandait, …

Et à propos de lieux réels, Floréal Melgar nous propose de ne pas oublier la Gare du Nord d’Alain Aurenche. Ça me rappelle ce que Léon-Paul Fargue disait dans Le piéton de Paris  : le Xe arrondissement est un arrondissement de poètes et de locomotives. Qu’on se le dise.


Lieux possibles, impossibles et imaginaires de la chanson

1 – Entre Cuba et Manille
2 – Ménilmontant
3 – Le paradis
4 – La Molvanie
4bis – Le kamklep
5 – Chez Laurette
6 – L’underground café déménage rue Watt
6bis – La rue Watt
7 – Café Pouchkine
8 – Rue de la Grange aux Loups
9 – Le café des délices
10 – Quand la RATP invalide les chansons
11 – Les chants du Pelennor
12 – Comment se rendre en Transylvanie Transsexuelle
13 – Leindenstadt
14 – Porte des Lilas et Paimpol
14bis – Porte des Lilas (bis)
15 – La gare Saint Lazare de Brel
16 – San Francisco
17 – Rochefort
17bis – Saint-Lazare, bis
17ter – Gare du nord et Lountatchimo

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Umberto Eco

La chanson, art majeur ou art mineur IV. Archéologie d’une question 16/16
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Nous voilà au terme de cette longue série. On ne sait toujours pas si la chanson est un art majeur ou mineur… mais on sait que la question ne date pas d’aujourd’hui, on en a vu des avatars chez les meilleurs auteurs, on se sent un peu moins bête de ne pas trouver la réponse.

Retournez voir la célèbre altercation Gainsbourg/Béart, avec tout ça en tête, ça prend un relief un peu nouveau, effluve d’alcool à part.

Toute sorte d’oppositions traversent cette question : art savant/art brut, peuple/élite, nature/culture, etc. Je vous propose pour finir une dernière plongée dans le passé, autour de l’écriture, de l’imprimerie et de ses avatars récents. Victor Hugo, Notre-Dame de Paris, en 1831.

Et ouvrant la fenêtre de la cellule, il désigna du doigt l’immense église de Notre-Dame, qui, découpant sur un ciel étoilé la silhouette noire de ses deux tours, de ses côtes de pierre et de sa croupe monstrueuse, semblait un énorme sphinx à deux têtes assis au milieu de la ville.

L’archidiacre considéra quelque temps en silence le gigantesque édifice, puis étendant avec un soupir sa main droite vers le livre imprimé qui était ouvert sur sa table et sa main gauche vers Notre-Dame, et promenant un triste regard du livre à l’église :

— Hélas ! dit-il, ceci tuera cela.

Flaubert maudissait lui aussi l’imprimerie, machine à répliquer indéfiniment la bêtise.
Lettre à Louise Collet, Croisset, le 2 juillet 1853.

Si l’Empereur demain supprimait l’imprimerie, je ferais un voyage à Paris sur les genoux & j’irais lui baiser le cul en signe de reconnaissance, tant je suis las de la typographie & de l’abus qu’on en fait.

Après lui, Umberto Eco maudissait l’internet.

Ils ont donné le droit de parole à des légions d’imbéciles qui, avant, ne parlaient qu’au bar, après un verre de vin et ne causaient aucun tort à la collectivité. On les faisait taire tout de suite alors qu’aujourd’hui ils ont le même droit de parole qu’un prix Nobel.

Merci Umberto, au début de ce billet je me sentais moins con, maintenant je me sens encore plus con avec mon « droit à la parole ». Je n’ai pas trouvé de chanson d’Umberto Eco (j’ai sûrement mal cherché), mais je vous propose une visite chez lui.

Voilà, le curé maudit l’écrivain, l’écrivain maudit le journaliste, le journaliste maudit le blogger, le blogger maudit le twitiste, qui maudit Donald Trump, quintessence de millénaires de progrès vers plus fluidité et donc de connerie. Au moment de l’invention de l’écriture, il a dû se trouver quelque chamane, druide ou barde pour la maudire : la parole enfermée, fixe, sans intonation, sans voix, sans accent, quelle perte, quelle pauvreté. Évidemment, par définition, il ne peut y avoir de témoignage écrit de cela. Imagine-t-on aujourd’hui qu’un artiste ne sache ni lire ni écrire ? Le cas se produit pourtant parfois. Il paraît qu’Ali Farka Touré ne savait pas lire. Artiste, majeur, ou peut-être mineur…

Belle émission sur lui, Une vie une œuvre, en réécoute sur France Culture. Ici.

Ali Farka Touré, Asco

Ali Farka Touré avec Ry Cooder. Soukora

Ali Farka Touré, Uya

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Legay et Gavroche

La chanson, art majeur ou art mineur IV. Archéologie d’une question 9bis/16
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Les billets sur Béranger et Flaubert ont suscité plusieurs réactions. Sur Facebook, Henri Raczymow remarque que Gavroche a une mort similaire à celle de Mme Bovary : en chanson, et sous la forme d’un contrepoint. C’est-à-dire que la chanson et la description de la mort sont comme une musique à deux voix entremêlées. Mais alors que Gavroche chante, Mme Bovary entend la chanson… En me documentant, je découvre qu’il y a plusieurs versions de la Chanson de Gavroche, dont une de Béranger sous le titre Mandement des vicaires généraux de Paris, voir ici le texte intégral.

Flaubert, qui admirait pourtant Hugo, n’a pas aimé Les misérables notez … Lettre à Edma Roger Des Genettes, juillet 1862.

Décidément ce livre malgré les beaux morceaux & ils sont rares est enfantin. L’observation est une qualité secondaire en littérature, mais il n’est pas permis de peindre si faussement la société, quand on est le contemporain de Balzac & de Dickens. C’était un bien beau sujet prtant. Mais quel calme il aurait fallu & quelle envergure scientifique. il est vrai que le père Hugo méprise la science. & il le prouve

Pas facile de trouver une bonne version de La chanson de Gavroche : nos petits chanteurs ont tendance à en faire des tonnes dans la voix gouailleuse. Ma préférée, par Les Poppys.

Dans des commentaires, Patrick Hannais et Yves Bertrand me parlent d’un digne successeur de Béranger, Marcel Legay, l’homme aux mille chansons, le chauve chevelu. On reparlera de lui un de ces jours. Un site très bien fait lui est consacré, ici. Une chanson dont il a écrit la musique, sur des paroles de Gaston Couté : Va danser, par Édith Piaf.

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