Souvenirs de Russie

Souvenirs de Russie

J’ai bien du mal à cultiver mon petit Jardin … Pour faire semblant d’être réactif à l’actualité, j’avais préparé longtemps à l’avance un thème en vague lien avec les élections. Comme la plupart des séries de ce blog nécessitent des années de préparation (toutefois peu intensive), j’en suis réduit à ces subterfuges. Et puis entre-temps, la guerre en Ukraine a éclaté. Ma série tombe un peu à côté … s’il pouvait en être de même des bombes. La série en question commencera dans deux jours et le monde se remettra facilement de ce qu’elle évoque un cheveu dans une soupe.

Les habitués de ce blog ont peut-être noté un léger tropisme vers l’Orient, avec des chansons en russe ou en yiddish dans plusieurs séries. C’est que j’ai quelques liens avec l’est de l’Europe, et avec la guerre, je suis plongé dans mes souvenirs de Russie … Mon père était russophile si ce mot à encore un sens. Ses origines ne vont pas plus à l’est qu’une ligne tracée des Ardennes à Tours, mais il parle très bien le russe. Au début de sa carrière d’ingénieur, il est parti installer un gros ordinateur à Moscou avec toute la famille. Il parait que le cuisinier d’un général de l’armée rouge a préparé mon premier gâteau d’anniversaire. Puis j’ai été biberonné à la chanson russe : Boulat Okoudjava surtout que j’aimais beaucoup, et je me cachais terrorisé sous la couverture quand j’entendais la voix de Vladimir Vyssotsky (maintenant c’est plutôt sa guitare désaccordée qui m’effraie).

On m’a inscrit en russe première langue, dans un lycée à l’est de Paris. La mode en était presque passée. Monsieur Pauliat, un grand professeur de russe, auteur de nombreux manuels et pionnier des méthodes audio-visuelles, allait partir à la retraite. Il racontait qu’à la rentrée après le Spouknik, il avait fallu refuser des dizaines d’élèves. Tout le monde voulait apprendre le russe : les Russes allaient dépasser les Américains, c’était l’avenir. Au début des années 1980, on n’était plus qu’une quinzaine d’élèves en 6e russe première langue : quelques stratèges qui contournaient la carte scolaire. Quelques-uns avec des origines à l’est, en Pologne ou en Ukraine, tous juifs ashkénazes, tous de familles marquées par le communisme, aucun descendant de Russe blanc. Il y avait la fille du correspondant de l’Humanité à Moscou. Et un seul fils d’ouvrier communiste du quartier qui voulait que son gamin apprenne la langue de la patrie des travailleurs.

La classe se partageait entre pro et anti. Je me souviens qu’un camarade de classe a joué dans un téléfilm de Jacques Fansten sur un scénario de Jean-Claude Grumberg : Les lendemains qui chantent. Ça racontait l’histoire d’une famille de juifs communistes dans les années 1950 qui reçoit à Paris la visite d’un cousin d’Union soviétique. Le cousin profite du voyage pour passer à l’ouest ce qui ébranle quelques convictions. Mon copain a dû s’expliquer devant la mère d’une élève de la classe qui l’accusait d’avoir tourné dans un film anticommuniste. Il a répondu que le film n’était pas anticommuniste mais antistalinien, opinion alors curieusement permise chez les staliniens.

Une heure par semaine, il y avait une lectrice de russe envoyée par l’ambassade d’URSS qui nous faisait un peu pratiquer. Elle nous passait des films de propagande. Je me souviens de l’histoire d’un chauffeur de bus à Leningrad, bon père de famille, qui militait le soir au Parti dans une franche camaraderie. On la taquinait sur la liberté dans son pays. On était bavards, on racontait des blagues soviétiques, ce que les Russes appellent « anecdotes », un genre d’humour hélas désuet. On parlait du passage d’Alexandre Soljenitsyne à Apostrophe, on n’arrivait pas à bien voir s’il était du camp des gentils ou des méchants …

Il y a eu un voyage scolaire en URSS en avril 1985, quelques jours après la nomination de Gorbatchev à la tête du pays. On pouvait changer des dollars au noir, vendre des pages de catalogue de la Redoute qui servaient de patron à des couturières fabriquant des vêtements à la mode à l’ouest, acheter des souvenirs dans des magasins réservés aux étrangers…

On a visité une école de Moscou avec des jeunes de notre âge qui parlaient parfaitement français. Nous on était tellement nul en russe qu’on se rabattait sur l’anglais. À la journée organisée dans la famille d’un camarade, j’ai demandé pourquoi il n’y avait qu’un seul parti en URSS. Le copain « organisé » m’a regardé interloqué et a demandé à son papa, qui lui a expliqué. C’était parce que la lutte des classe est terminée.

Une prof de russe qui organisait le voyage m’a emmené chez une amie de la nomenklatura, la fille d’un académicien. On a mangé du caviar et j’ai fait une partie de Monopoly, un jeu pourtant interdit, avec le gamin de la famille. C’était la première fois que je voyais un vrai Monopoly américain avec les rues d’Atlantic City et pas celles de Paris. En bonne position dans la partie (j’étais expert en Monopoly), j’ai refusé un prêt à mon adversaire, ce qui a précipité sa défaite et causé un incident diplomatique. Mais venant d’un pays capitaliste, j’avais des droits sur un jeu capitaliste n’est-ce pas. Je me demande ce qu’il est devenu : oligarque, ingénieur en Californie, ou en prison pour avoir manifesté contre la guerre ?

On a aussi trainé vers une synagogue de Moscou le soir de la Pâque juive. La police arrêtait des manifestants, des refuzniks sans doute. On y a rencontré une bande de jeunes très sympas qui nous ont baladés dans tout Moscou. De retour en France, des gens qui s’y connaissaient m’ont dit que c’était sans doute des indicateurs de la police.

Et puis tout ce monde a disparu … C’était exotique, le décor avait un semblant de signification, une logique apparente : il y avait du caviar chez les académiciens et un seul parti parce qu’il n’y avait plus de lutte des classes. Ce n’était pas encore le moment de butter les Tchétchènes dans les chiottes ou de dénazifier des drogués. Je suis retourné une dernière fois en Russie en 1998, pour prendre le Transsibérien. Une semaine d’usines déglinguées vues par la fenêtre du train et de quais de gare plein de vendeurs de poisson salé. J’y avais déjà ressenti un peu de nostalgie de l’époque soviétique. Mon russe n’a jamais été très praticable. Il est maintenant tout rouillé, il ne me sert plus qu’à comprendre trois mots dans des chansons, ou à discuter cinq minutes. Hier une réfugiée ukrainienne m’a dit son étonnement au retour du marché des Gratte-Ciel à Villeurbanne : il y a une candidate trotskiste aux élections. J’ai réussi à lui expliquer que non, il y en a deux. Trois à certaines, quand les descendants de l’OCI arrivent à présenter un candidat, mais c’est trop compliqué à expliquer, même en français.

Je pense aux Ukrainiens sous les bombes et leur souhaite de reconquérir leur liberté bientôt. J’use de la mienne, chèrement acquise par d’autres que moi, pour vous passer encore des chansons en russe, de Boulat Okoudjava. La prière de François Villon (et puis tout l’album ensuite).

Pour conclure ce billet, Rasputin de Boney M, à bien écouter jusqu’au bout pour sa phrase conclusive.

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Moscou

Amour et mélancolie des villes, 13/28

On part à Moscou aujourd’hui, avec Boulat Okoudjava, qui fait son entrée au 1344e billet de ce blog. Последний троллейбус, le dernier trolleybus. Avec quelques images, dans une ambiance toute soviétique.

Et le tube Ах Арбат, мой Арбат, chanson sur l’Arbat, une rue de Moscou.

1 – La ville morte
2 – Hôtel Périphérique
3 – Marseille
4 – Rio
5 – Grenoble
6 – Vienne
7 – Lyon
8 – Numance
9 – New York
10 – Hong Kong
11 – Bruxelles
11bis – Un chameau à Bruxelles
12 – Le regard tranquille des vieilles villes
13 – Moscou
13bis – Il neige sur Liège
14 – Paris
15 – Madrid
16 – Barcelone
17 – Je reviendrai à Montréal
18 – Il faut s’offrir du bitume
19 – Marseille
20 – L’ennui des villes
21 – La Havane
22 – Anarchy in Tokyo
23 – Cergy
24 – La fille de Londres
25 – The old main drag
26 – Vancouver
27 – Pérégrination d’Amsterdam
28 – Venise n’est pas en Italie

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