Jean Racine confiné

Cinq écrivains confinés 3/6

Coronavirus, Tragédie en un acte et trois scènes
MMXX — Avec privilège du président.


Acteurs :

Emmanuel, fils de la déesse Ena, Président.
Brigantia, épouse d’Emmanuel, mariée d’un premier lit.
Sibeth, servante d’Emmanuel.
Philippe, homme d’État.
Gardes de la Compagnie Républicaine de Sécurité.


Acte I, scène 1.

La scène est à l’Élysée, palais situé dans Paris, dans les appartements de Brigantia, au petit matin.

– Sibeth –
Les voitures abolies dans les rues ont lâché
Les trilles de Carlos et de Paris fâché.
Le peuple courroucé va-t-il finalement
Endurer les rigueurs d’un long confinement ?
Et verrons-nous bientôt les dealers du neuf-trois,
Succomber sous les foudres du quarante-neuf-trois ?
Or je reviens tout juste de BFM télé,
Où les réseaux sociaux me poussent d’un bras zélé…
Mais, Brigantia, je vois en vous un trouble subtil.
Est-ce Éros et son arc, tout cet émoi futile ?

– Brigantia –
De par ce trait je vois, ma trop bonne Sibeth,
À l’encontr’ des on-dit, que tu n’es point si bête.
Les Dieux ont commandé qu’en ce temps de péril
Je sois ensorcellée par un charme viril,
Qu’une flèche me transperce sous le linceul livide
Recouvrant notre peuple périssant du Covid.

– Sibeth –
Que ce cas est funeste, il serait très ballot
Qu’on voit bientôt partir votre hymen à vau-l’eau.
Car la France aujourd’hui à son point de bascule,
Dans cette extrémité à laquelle on l’accule,
N’a certes pas besoin qu’on lui offre en miroir
Une passade, une rupture, mais plutôt de l’espoir.

– Brigantia –
C’est l’espoir justement qui a guidé mes pas,
Sans que je n’en susse rien, mon hymen à trépas.
En quête d’un remède, sur Youtube, Viméo,
J’ai bien dû regarder des heures de vidéo,
Je vis alors soudain, triomphant des virus,
Un savant alchimiste que nous envie la Prusse,
Qu’on nommera bientôt des médecins le roi.
Si je le dis ainsi, en des vers maladroits,
J’en demande pardon à Monsieur de Malherbe

– Sibeth –
C’est Raoult !

– Brigantia –
Oui …

– Sibeth –
Pourquoi ?

– Brigantia –
Lui, il n’est point imberbe.


Acte I, scène 2.

À midi, au temple Jupiter, grotte située sous les appartements d’Emmanuel.

– Philippe –
Dé ! Gène ! Héros, pas laie ! Des gènes errent aux pâles haies,
Dégénèrent au palais des généraux pas laids !
Brigantia, l’heure est grave : coronavirus, masques…
J’en ai commandé mais les Chinois veulent qu’on casque
Et sous l’effet certain des coupes budgétaires,
Bientôt nous manquerons de tout, de cathéters.
Une seule solution, il nous faut un spectacle,
Qui convaincra peut-être le pays qui renâcle.

– Brigantia –
J’animais autrefois un cercle de théâtre …

– Philippe –
Soit. Montons une pièce. Que le peuple l’idolâtre.
Elle passera ce soir. Éléments de langage :
L’union, la force, la guerre. Vous : un atout, votre âge.
Tout ce que contient France de gérontes séniles
Verra qu’on peut survivre sans être juvénile !
Par ma ruse venimeuse, tout comme le serpent souple,
Je vous enjoins à mettre en scène votre couple.
Nos nombreux ennemis, de la gauche à Zémour,
N’auront rien à redire aux vertus de l’amour.
Et enfin tous nos gens seront pourvus d’œillères.
Alors nous te vaincrons, virus au nom de bière.

– Brigantia –
Je crains que votre plan ne vaille pas l’aloi.
Car lorsque j’y pense, notre pays gaulois
Recèle dedans ses mœurs un rien de libertin,
Qui ferait apparaître vos projets puritains.
Et moi-même d’ailleurs, une pente m’emporte
En des lieux interlopes. Je suis d’humeur accorte.
En mon corps apparaissent des frissons de délices.
Je brûle de libérer le fruit du physalis.
Aussi mon cœur est vague. Mais mon mal vient de loin,
De celui qui précède en ces lieux mon conjoint.
Un scooter dans la cour, laissé là par Hollande,
M’évoque des régions, bien au-delà les landes.
Des rêves inavouables, quand cet engin se cabre,
Me sont un doux supplice. Mais trêve de palabres.
Je voudrais dire : j’ai un amant, j’ai un amant.

– Philippe –
Surtout pas. Ou plus tard. Ce n’est pas le moment.
J’oubliais. Ces jours-ci, un professeur inepte
Par quelques entourloupes conquiert trop d’adeptes.
Oomycètes, champignons tricholomes bidaous,
Tout ingrédient est bon aux tambouilles de Raoult.
Dans ses tests il omet l’hypothèse H-zéro :
Actif et placebo sont équilatéraux.
Il essaye ses produits sans aucun groupe contrôle,
Aussi ses résultats déchaînent-ils les trolls.
Nous sommes tous plongés dans cette mascarade.
Vous devez le flétrir, et par une tirade.

– Brigantia (in petto) –
Ô dilemme ! Dois-je mettre mon amour en carence,
Voire même le sacrifier pour sauvegarder la France ?

Acte I, scène 3, à 19:55, aux jardins du palais, sous la statue de Melpomène

– Emmanuel –
La camarde moissonne à grand coup de faucille,
Accablé du Covid, notre pays vacille.
Il faut parler au peuple et puis en même temps
Ne point trop lui en dire, les gens seront contents.
Jouons dans cette pièce préparée par Philippe
Et tournons maintenant dans son vidéo-clip.
Mais qu’as-tu Brigantia ? Quelque chose t’enquiquine ?

– Brigantia –
J’ai avalé dix boites d’hydroxychloroquine.

– Emmanuel –
Quoi ! Ce remède abject ? On le sait démoniaque.

– Brigantia –
J’en subis les effets, secondaires et cardiaques.

– Emmanuel –
Ainsi as-tu claqué tout un pognon de dingue
Pour périr sottement, d’un remède pour la dengue ?
De la déesse Ena j’ai tété la mamelle.
Est-ce pour de ce ménage goûter ces béchamels ?

– Brigantia –
Amour, tu as été mon maitre, pour toi je meurs.
Adieu Emmanuel …

– Emmanuel –
Que dirai-je au 20 heures ?
_________________________________________

Bon, là j’y suis peut-être allé un peu fort… Comme disait le poète,

Je crains de bousculer le repos de Racine,
Qu’il se tourne quand il mange pissenlits par racine.

Sinon, je crois que je n’avais encore jamais vu d’alexandrins holorimes constitués chacun de deux hémistiches holorimes… Mouais, faut bien être confiné pour trouver ça intéressant… Pour me faire pardonner, le Cantique de Jean Racine de Gabriel Fauré, par la Maîtrise de Radio France.

1 – Gustave Flaubert confiné
2 – Georges Perec confiné
3 – Jean Racine confiné
4 – René Goscinny confiné
5 – Jorge Luis Borges confiné
6 – Gustave Flaubert confiné (dans sa correspondance)

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Racine

La chanson, art majeur ou art mineur VII. Été 2019, chaque jour un poète, 11/68
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C’est l’été 2019, chaque jour un poète. Aujourd’hui Jean Racine, né en 1639.

Dan Bigras nous chante Oreste.

On entend dans la chanson l’un des vers les plus célèbres de Racine, « Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes », sempiternel exemple d’allitération. Je lui préfère le bel hommage à la pensée scientifique qu’on trouve dans les Lettres persanes de Montesquieu : « […] laissés à eux-mêmes, privés des saintes merveilles, ils suivent, dans le silence, les traces de la raison humaine ».

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Rousseau

La chanson, art majeur ou art mineur IV. Archéologie d’une question 6/16
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Pour commencer ce billet, une devinette : pouvez-vous citer un seul poète français né entre 1639 (naissance de Racine) et 1790 (naissance de Lamartine) ? Bien du courage, bravo si vous y arrivez sans documentation. Voilà ce que j’ai trouvé. Les vers de mirliton de Voltaire, ça ne compte pas. Vous pouvez tenter Rouget de Lisle (auteur des paroles de la Marseillaise) ou Fabre d’Églantine (Il pleut, il pleut bergère), mouais, un peu discutable. Mieux, André Chénier, c’est peut-être la meilleure réponse. Ou encore le fabuliste Florian… Savez-vous que les expressions « pour vivre heureux, vivons cachés » ou « chacun son métier, les vaches seront bien gardées » sont des moralités tirées de ses fables ? Voilà toute ma maigre récolte, vous pouvez aller en pêcher d’autres dans des listes qui trainent ici ou là. Mais aucun n’a la gloire ou la célébrité de ceux des deux siècles précédents ou suivants. Il faut croire que le classicisme et ses règles ont durablement stérilisé le lyrisme français. Un bon siècle et demi, le XVIIIè siècle découpé très large donc, belle prouesse, bravo Monsieur de Malherbe.

Le XVIIIè siècle est donc un siècle de philosophes plus que de poètes… On y trouve toutefois des textes intéressants, qui montrent une grande indulgence à l’égard de la chanson. Assez logique vu l’état de la poésie me direz-vous. Dans l’Encyclopédie, à l’article « chanson ».

CHANSON, s. f. (Litt. & Mus.) est une espece de petit poëme fort court auquel on joint un air, pour être chanté dans des occasions familieres, comme à table, avec ses amis, ou seul pour s’égayer & faire diversion aux peines du travail ; objet qui rend les chansons villageoises préférables à nos plus savantes compositions.

La définition est peut-être due à Rousseau, qui a écrit les articles de l’Encyclopédie concernant la musique. Dans l’article suivant, on reconnait son style caustique, prompt à s’en prendre à la langue ou à la musique française, comme dans ses textes écrits lors de la querelle des bouffons, voir ici. On reparlera de ça dans une série en préparation sur le génie lyrique propre à chaque langue (ce débat concerne aujourd’hui les mérites comparés du français et de l’anglais, mais autrefois l’italien était le concurrent du français, et encore avant le latin et le grec pour la poésie). Du reste, la langue française a toujours souffert d’un complexe. Dans la Lettre à l’Académie de Fénelon : « Me sera-t-il permis de représenter ici ma peine sur ce que la perfection de la versification française me paraît presque impossible ? … ». Voici donc l’article « romance » de l’Encyclopédie. Pour rappel, la romance est un style très populaire en France au tournant XVIIIè — XIXè siècle.

ROMANCE, s. f. (Littérat.) vieille historiette écrite en vers simples, faciles & naturels. La naïveté est le caractere principal de la romance. Ce poëme se chante ; & la musique françoise, lourde & niaise est, à ce me semble, très-propre à la romance ; la romance est divisée par stances. M. de Montgrif en a composé un grand nombre. Elles sont toutes d’un goût exquis, & cette seule portion de ses ouvrages suffiroit pour lui faire une réputation bien méritée. Tout le monde sait par cœur la romance d’Alis & d’Alexis. On trouvera dans cette piece des modeles de presque toutes sortes de beautés, par exemple, de récit ;

Conseiller & notaïre
Arrivent tous ;
Le curé fait son ministère,
Ils sont époux.

de description :
En-lui toutes fleurs de jeunesse
Apparoissoient ;
Mais longue barbe, air de tristesse
Les ternissoient.
Si de jeunesse on doit attendre
Beau coloris ;
Pâleur qui marque une ame tendre,
A bien son prix.

de délicatesse & de vérité :
Pour chasser de la souvenance
L’ami secret,
On ressent bien de la souffrance
Pour peu d’effet :
Une si douce fantaisie
Toujours revient
En songeant qu’il faut qu’on l’oublie,
On s’en souvient.

de poésie, de peinture, de force, de pathétique & de rithme :
Depuis cet acte de sa rage,
Tout effrayé,
Dès qu’il fait nuit, il voit l’image
De sa moitié ;
Qui du doigt montrant la blessure
De son beau sein,
Appelle avec un long murmure,
Son assassin.

Il n’y a qu’une oreille faite au rithme de la poésie, & capable de sentir son effet, qui puisse apprécier l’énergie de ce petit vers tout effrayé, qui vient subitement s’interposer entre deux autres de mesure plus longue.

Pour partir vous-même à la pêche dans l’Encyclopédie : ici. Le style « romance » a été un peu éclipsé par son successeur, la mélodie française, plus raffinée musicalement. Pour découvrir les romances de la poétesse Marceline Desbordes-Valmore et de la compositrice Pauline Duchambge, vous pouvez réécouter l’émission Chanson Boom ! qu’Hélène Hazera leur a consacré. En réécoute ici.

Quelques romances sont tout de même restées populaires jusqu’à aujourd’hui. Il pleut, il pleut Bergère par exemple, ou encore Plaisir d’amour, l’une des chansons française les plus reprises. Musique de Jean-Paul-Égide Martini, adaptée d’un texte de Florian dont on parlait au début de ce billet. Je vous propose six versions, trouvez celle que vous préférez !

Par Isabelle Druet

Par Yvonne Printemps

Par Rina Ketty (j’ai un faible pour celle-là, et je ne dois pas être le seul, elle a presque 700 000 vues sur youtube quand même…).

Par Tino Rossi

Par Joan Baez, pas à son meilleur je trouve.

Par Dorothée, ça aurait pu être pire franchement (à part le clip, lui il ne peut pas être pire).

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La solution

La chanson, art majeur ou art mineur I. L’énigme ART 9/9
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Voici venue l’heure tant attendue de la solution. Vous l’avez tous deviné, le point commun entre toutes les chansons, c’est le poncif le plus éculé de toute la poésie : « amour » y rime avec « toujours ». ART = Amour Rime avec Toujours donc. De la variétoche-pour-femme-d’un-certain-âge de Frank Michael au grand poète de la chanson Brassens, de la belle amoureuse Barbara à l’artiste d’avant-garde Patrick Vian, de la chanson paillarde à la suave intimité de Mathieu Boogaerts, de la poésie faussement naïve de Paul Fort à la pop kitsch années 1980 de Léopold nord et vous, et jusqu’au héros national Aznavour : tout le monde est d’accord pour se vautrer dans cette facilité.

Certains petits malins se jouent du poncif, comme Michel Berger qui dit « L’amour, le vrai, celui qui ne rime pas avec jamais », ou Souchon, qui fait rimer « toujours » avec « hou hou ». J’ai dit qu’Emmenez-moi et Mes amis, mes emmerdes de Charles Aznavour n’étaient pas loin de l’énigme sans pouvoir y figurer. C’est qu’amour y rime avec « jour », ce qui ne suffit pas, loin s’en faut.

Cette rime facile devrait suffire à clore le débat : la chanson serait un art mineur. Mais regardez ce qu’on lit dans Phèdre de Racine.

Œnone
Quel fruit recevront-ils de leurs vaines amours ?
Ils ne se verront plus.

Phèdre

                                     Ils s’aimeront toujours.

Bon, la chanson serait donc à l’instar de la tragédie classique, un-art-majeur-qui-fait-rimer-amour-avec-toujours, catégorie injustement oubliée par l’Esthétique ? Pfouuu, c’est compliqué, je m’y perds. Je vous passe un petit Brigitte Fontaine en attendant la suite. Pipeau.

À partir de samedi prochain, on s’intéresse à une chanteuse des années 1960, je ne vous dis pas qui, c’est une surprise. On se retrouve quelques jours plus tard pour la deuxième série sur la chanson, art majeur ou art mineur.

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