On écoute aujourd’hui Monsieur William, chanson de Jean-Roger Caussimon, interprétée par Bernard Lavilliers et Catherine Ringer. Prêtez attention au personnage d’aveugle à la fin.
Là, le handicapé, l’aveugle à la fin de la chanson, est à la fois angoissant (il marche dans le sang du crime), et doté de qualités magiques (il est « peut-être le destin »), dans un imaginaire à la fois romantique et chrétien (cf les Bien-heureux au moyen-âge (« heureux les pauvres d’esprit, car le royaume des cieux est à eux »)).
On rentre aujourd’hui dans le vif du sujet (on rentre dans le lard j’allais dire). Avec Les joyeux bouchers de Boris Vian. Ce grand inventeur inaugure le personnage du boucher dans une variante truculente de la chanson d’humour noir.
Les joyeux bouchers, par Catherine Ringer and The renegade brass band.
L’original.
Puisque la chanson se termine par l’hymne de la légion étrangère (« tiens voilà du boudin »), je vous propose un peu de littérature boudinière. Extrait du Ventre de Paris, d’Émile Zola.
Ce soir-là, vers onze heures, Quenu, qui avait mis en train deux marmites de saindoux, dut s’occuper du boudin. Auguste l’aida. À un coin de la table carrée, Lisa et Augustine raccommodaient du linge ; tandis que, devant elles, de l’autre côté de la table, Florent était assis, la face tournée vers le fourneau, souriant à la petite Pauline qui, montée sur ses pieds, voulait qu’il la fit « sauter en l’air. » Derrière eux, Léon hachait de la chair à saucisse, sur le bloc de chêne, à coups lents et réguliers.
Auguste alla d’abord chercher dans la cour deux brocs pleins de sang de cochon. C’était lui qui saignait à l’abattoir. Il prenait le sang et l’intérieur des bêtes, laissant aux garçons d’échaudoir le soin d’apporter, l’après-midi, les porcs tout préparés dans leur voiture. Quenu prétendait qu’Auguste saignait comme pas un garçon charcutier de Paris.
La vérité était qu’Auguste se connaissait à merveille à la qualité du sang ; le boudin était bon toutes les fois qu’il disait : « Le boudin sera bon. »
– Eh bien, aurons-nous du bon boudin ? demanda Lisa. Il déposa ses deux brocs, et, lentement :
– Je le crois, madame Quenu, oui, je le crois… Je vois d’abord ça à la façon dont le sang coule. Quand je retire le couteau, si le sang part trop doucement, ce n’est pas un bon signe, ça prouve qu’il est pauvre…
– Mais interrompit Quenu, c’est aussi selon comme le couteau a été enfoncé.
La face blême d’Auguste eut un sourire.
– Non, non, répondit-il, j’enfonce toujours quatre doigts du couteau ; c’est la mesure… Mais, voyez-vous, le meilleur signe, c’est encore lorsque le sang coule et que je le reçois en le battant avec la main, dans le seau. Il faut qu’il soit d’une bonne chaleur, crémeux, sans être trop épais.
Augustine avait laissé son aiguille. Les yeux levés, elle regardait Auguste. Sa figure rougeaude, aux durs cheveux châtains, prenait un air d’attention profonde. D’ailleurs, Lisa, et la petite Pauline elle-même, écoutaient également avec un grand intérêt.
– Je bats, je bats, je bats, n’est-ce pas? continua le garçon, en faisant aller sa main dans le vide, comme s’il fouettait une crème. Eh bien, quand je retire ma main et que je la regarde, il faut qu’elle soit comme graissée par le sang, de façon à ce que le gant rouge soit bien du même rouge partout… Alors, on peut dire sans se tromper: « Le boudin sera bon ».
Il resta un instant la main en l’air, complaisamment, l’attitude molle ; cette main qui vivait dans des seaux de sang était toute rose, avec des ongles vifs, au bout de la manche blanche.
Les Juifs et la chanson III – Shoah et chanson 10/23
Catherine Ringer, la chanteuse du groupe Rita Mitsouko, cultivait l’art de la stéganographie. Son premier tube, Marcia baila parlait dans une chanson festive et dansante de la mort de sa prof de danse. La chanson Le petit train, succès du Top 50, sous son air bouffon et brinquebalant a des paroles assez limpides si on les examine de près.
Petit train Où t’en vas-tu? Train de la mort Mais que fais-tu? Le referas-tu encore?
Personne ne sait ce qui s’y fait Personne ne croit Il faut qu’il voie Mais moi je suis quand même là
Le petit train Dans la campagne Et les enfants?
Les petit train Dans la montagne Les grands-parents
Petit train Conduis-les aux flammes à travers champs
Le père de Catherine Ringer, le peintre Sam Ringer, était un juif polonais, qui a passé toute la guerre, presque 5 ans, dans neuf camps de concentration différents. Catherine Ringer lui a dédié la chanson C’était un homme.
Les Juifs et la chanson II – La chanson et le problème de l’éléphant 9/14
Les juifs ashkénazes qui ont immigré en France parlaient souvent le yiddish (voir la série consacrée à la chanson yiddish). Ils étaient souvent artisans ou ouvriers. Beaucoup étaient bundistes (militants du Bund, le parti socialiste juif polonais) ou communistes. Au moins deux chanteurs chanteurs français illustrent cette sensibilité juive militante de gauche : Francis Lemarque et Jean Ferrat.
D’autres chanteurs moins marqués politiquement sont issus de l’immigration juive d’Europe de l’est : Barbara, Serge Gainsbourg, Michel Jonasz, Catherine Ringer ou même le chanteur belge Arno pour ne citer que les plus célèbres. Tous ont en commun que leurs origines sont très discrètes dans leurs chansons. Dans ce billet, je vais m’attarder sur Jean-Jacques Goldman, homme de mystère et de contradictions : « Rencontre rarissime de la gloire et du dédain de la gloire » selon le Dictionnaire amoureux de la chanson française de Bertrand Dicale, homme normal au succès anormal, artiste engagé et lisse, chanteur commercial et auteur d’une œuvre personnelle. Et bien sûr, personnalité préférée des Français selon plusieurs sondages.
Il est issu d’une famille de juifs polonais et militants de gauche. Son père était résistant dans les mouvements communistes (la M.O.I. : main d’œuvre ouvrière immigrée), mais assez lucide sur le stalinisme. En août 1944, il a participé à l’insurrection de Villeurbanne (ville d’où sont écrits la plupart des billets de ce blog). Ce passé est rarement évoqué dans les chansons de Goldman, toujours avec pudeur, et presque toujours de manière un peu abstraite. On a déjà noté que lorsque Goldman parle du nazisme, il invoque une ville imaginaire, voir ici. La chanson Là-bas nous parle d’émigration sans citer une seule époque ni un seul pays. Avec Sirima.
L’histoire de Jean-Jacques Goldman et de sa famille est toutefois bien présente dans ses chansons. Il parle du peuple juif en ces termes dans Je te donne (chanson cent fois entendue, et je n’ai remarqué le passage qu’en novembre dernier, au karaoké, meilleur endroit pour bien comprendre les chansons) :
Je te donne nos doutes et notre indicible espoir Les questions que les routes ont laissées dans l’histoire Nos filles sont brunes et l’on parle un peu fort Et l’humour et l’amour sont nos trésors
Je garde Comme toi pour une prochaine série. Et je vous propose aujourd’hui un détail, dans les paroles de Envole-moi, qui laisse souvent perplexes les auditeurs pour peu qu’ils y prennent garde. On écoute, faites bien attention.
Voilà le passage : J’m’en sortirai J’me le promets Et s’il le faut, j’emploierai des moyens légaux
Pourquoi diable Goldman menace-t-il d’employer des « moyens légaux » ? Dans cette chanson révoltée évoquant la crise des banlieues ou quelque chose comme ça, « Et s’il le faut » nous prépare plutôt à quelqu’extrémité, et donc à l’emploi de moyens illégaux, non ? Goldman lui-même s’en explique :
L’idée, c’est de se dire qu’en fait la phrase clé de cette chanson c’est « et s’il le faut j’emploierai des moyens légaux ». C’est-à-dire qu’il n’y a pas de fatalité à l’inculture et à la misère des cités, et que finalement la façon de s’en sortir c’est l’école ! Donc c’est l’histoire d’un gamin qui demande un peu d’aide… Là, je ne sais pas à qui, peut-être à un prof, peut-être à un ami, peut-être à un livre, ou peut-être à quelqu’un qu’il ne connaît pas ! Mais il a envie de sortir de cette fatalité et il va s’en sortir de cette façon, « à coup de livres je franchirai tous ces murs ». Voilà c’est ce thème-là.
J’irais plus loin en me référant à l’histoire familiale de Goldman, à son père résistant et à son demi-frère, le militant d’extrême-gauche Pierre Goldman. Car les paroles de Goldman ont un positionnement politique clair et constant : républicain et au centre-gauche disons, avec la célébration d’institutions comme l’école (« c’était un professeur… », dans Il changeait la vie, chanson utilisée dans la campagne de Lionel Jospin en 2002), l’éloge de la culture (« à coup de livres je franchirai tous ces murs) ou de la différence (« je te donne toutes mes différences »), les exemples sont très nombreux dans ses paroles.
Goldman est donc un réformiste, qui en toute logique refuse explicitement la révolution (« On ne promet pas le grand soir » dans la Chanson des restos du cœur). Bertrand Dicale va même jusqu’à parler d’un « catéchisme citoyen, engagé, laïque, responsable, souvent libertaire, toujours moral ». Pour illustrer le Goldman réformiste, on écoute son bilan doux-amer du siècle des révolutions, enregistré en 1993 à Moscou, la chanson Rouge avec les Chœurs de l’armée de la même couleur. Par le trio Fredericks Goldman Jones.
Goldman réformiste donc. Le demi-frère de Jean-Jacques, Pierre Goldman, de sept ans son aîné, a fait des choix politiques opposés : militant très actif en 1968 (il dirige le service d’ordre de l’Union des étudiants communistes), il tente ensuite de rejoindre la guérilla en Amérique du sud, participe à divers braquages destinés à financer la révolution, là-bas puis en France. Il est finalement accusé du meurtre de deux pharmaciennes lors d’un hold-up qui tourne mal en 1969 à Paris, condamné en 1974, puis innocenté en 1976 suite à un procès très médiatisé et marqué par une mobilisation de nombreux intellectuels, artistes et militants. Il meurt assassiné en 1979. Le crime est revendiqué par une mystérieuse organisation d’extrême droite, « honneur de la police ». L’assassinat des pharmaciennes et celui de Pierre Goldman n’ont jamais été vraiment élucidés, bien que de nombreuses hypothèses plus ou moins bien étayées circulent, vous trouverez tout ça sur le web.
Même si j’en suis réduit aux conjectures, les « moyens légaux » de Envole-moi me semblent plutôt limpides. Je suppose que Jean-Jacques Goldman a le plus grand respect pour le passé de résistant de son père pendant la guerre, mais qu’il estimait la lutte armée anachronique dans les années 1970-80. Et qu’il a au moins un désaccord idéologique avec les « moyens illégaux » choisis par son demi-frère.
Le positionnement « lisse » de Goldman n’est donc évidemment pas un choix par défaut, à la manière du chanteur commercial moyen dont l’intérêt bien compris est de se fondre dans un consensus mou (ou d’occuper une « niche » contestataire). Ce n’est pas non plus le centrisme du dandy-normal Alain Souchon, l’ami chocolat-basket dont la douce séduction suit en tout domaine (y compris mélodique) les lignes de moindre pente. Goldman aurait pu emprunter un « autre chemin », des déterminismes sociaux l’y invitaient : la présence de nombreux baby-boomer juifs ashkénazes dans les mouvements d’extrême gauche des années 1960 est un phénomène bien compris et documenté. Souvent auto-documenté d’ailleurs : le meilleur document à ce sujet, le premier peut-être, est le livre écrit par Pierre Goldman en prison, Souvenirs obscurs d’un juif polonais né en France, allez-y voir. Ou écoutez cet épisode du Journal de l’histoire d’Anaïs Kien, ça ne dure que quatre minutes, ici. Je pense que le public a ressenti d’instinct la réalité, l’originalité et la profondeur de l’engagement de Jean-Jacques Goldman, ce qui a permis ce paradoxe apparent du lisse-engagé et la construction de la star intègre et modeste Jean-Jacques Goldman, sorte de saint laïc de la chanson. Dans ce registre iconique, il n’a d’équivalent que Brassens, n’en déplaise aux classificateurs adeptes des taxons « commercial » et « de qualité ».
Je vous propose la vidéo d’un débat entre Jean-Jacques Goldman et Romain Goupil. Ce dernier a réalisé un film intéressant : Mourir à trente ans. Il raconte la vie tragique de Michel Recanati, qui était une sorte de collègue de Pierre Goldman puisqu’il dirigeait le service d’ordre de la Ligue Communiste. À ne pas manquer, à partir de 4:53 : Jean-Jacques Goldman n’arrive pas à réprimer un fou rire devant Goupil, qui devait se trouver à l’époque à mi-chemin de sa trajectoire allant du trotskisme au néo-conservatisme. C’est au début de la Chanson des restos du cœur : « sans idéologie, discours et baratin, … », œillade appuyée à monsieur Goupil, c’est vrai qu’il nous fait bien rigoler.
Pour conclure, je me permets une dernière hypothèse sur le succès de Jean-Jacques Goldman (et qui explique aussi pourquoi il ne rencontre ce succès qu’à l’âge de 30 ans ce qui est tard pour une pop-star à la musique immédiatement consommable). Il est dans une sorte de décalage générationnel : né en 1951, il a tout juste l’âge d’être soixante-huitard (Renaud, né en 1952, écrit ses premières chansons dans la Sorbonne occupée). Mais par rapport à son frère, il est déjà dans l’après 68, dont il vit la désillusion tragiquement et comme dans un saut de génération accéléré. En gros, Renaud serait le plus jeune des soixante-huitards, et Goldman le plus vieux des post-soixante-huitard. Goldman est donc en phase avec la génération du militantisme humanitaire ou de SOS racisme, etc. Génération qui s’identifie à ses chansons, et auprès de laquelle il rencontre le succès. Dernier détail : avec de très bonnes chansons.
Vous trouverez de très nombreux documents sur Jean-Jacques et Pierre Goldman sur le site de son fan Jean-Michel Fontaine, ici. Notamment des citations qu’il m’a communiquées (merci) et qui m’ont amenées à réviser mon opinion sur Ton autre chemin, une chanson que je pensais écrite par Jean-Jacques en hommage à Pierre. Extrait :
Et puis, tu as commencé à être absent Souvent, puis plus longtemps Ta mère nous disait que tu partais en vacances Elle ne mentait pas quand j’y repense En vacance de vie, en vacance d’envie Et puis la vérité, celle qu’on suppose Celle qu’on cache, celle qu’on chuchote Celle qui dérange, celle qu’on élude Ton autre chemin Ton autre chemin
En fait, la chanson est inspiré par ami comme il s’en explique :
Chacun peut la prendre à sa façon. Il y en a certains qui ont pensé que c’était pour des toxicomanes, des choses comme ça. Là, en ce qui me concerne, c’était vraiment une rencontre avec un ami d’enfance qui, visiblement, était sur une autre planète sur le plan psychiatrique et, donc, c’était ça qui m’avait inspiré cette chanson. (Radio Maguelonne, 26 avril 1998, Géraldine Gauthier)
Le grand écrivain anglais Samuel Johnson a dit : « La musique est le seul plaisir sensuel sans vice. » . Ce dont on déduit qu’il a vécu avant Serge Gainsbourg, qui mérite bien sûr un billet à lui tout seul dans cette série.
Je t’aime, moi non plus. Avec Jane Birkin.
Pas mal cette chanson, il fallait oser. C’est juste gênant quand Radio Nostalgie la passe pendant que je conduis la voiture avec mes trois enfants derrière. Faites gaffe les gars, restez plutôt concentrés sur Joe Dassin.
Après le succès planétaire de Je t’aime moi non plus, Gainsbourg a un peu ramé. Il est parvenu à déclencher encore quelques scandales, en chantant la Marseillaise en reggae, en brûlant un billet de 500 francs à la télé, en chantant l’inceste avec sa fille, en draguant Whitney Houston en prime time, en rappelant à Catherine Ringer son passé d’actrice de film X, etc. Mais ses chansons de sexe n’ont jamais atteint le retentissement de son duo : La décadanse a fait un bide. La quasi pornographique Love on the beat, (qu’on a déjà vue dans la série sur les chats, ici) passait à la télé sans esclandre. Il y a plusieurs clips et live disponibles sur youtube, en voici un.
Et finalement des chansons encore plus crues sont sorties dans une certaine indifférence. Suck baby suck, extrait de son dernier album. Viril, puéril ou sénile, à vous de voir…
On continue notre enquête sur l’usage du nom de Verlaine par de nombreux paroliers avec Serge Gainsbourg. Avant d’en venir à sa chanson, rappelons sa célèbre altercation avec Guy Béart sur le plateau d’apostrophe le 26 décembre 1986. Regardez les vidéos sur le site de l’INA : Gainsbourg en appelle à Rimbaud (vers 2:30, ici), tandis que Béart en appelle à Verlaine (vers 1:00, ici) ! Rassurez-vous, ils ne se sont pas tirés dessus.
Gainsbourg en appelle donc à Rimbaud, mais il n’hésite pas à citer Verlaine dans Je suis venu te dire que je m’en vais. Je vous en propose deux versions, une par Catherine Ringer, puis une parodique par Philippe Duquesne (hilarante) accompagné de Yolande Moreau.