Isaac Gorni, le troubadour juif

Les Juifs et la chanson II – La chanson et le problème de l’éléphant 2/14

On plonge aujourd’hui dans le très lointain passé de la présence juive en France, avec Isaac Gorni, troubadour juif du XIIIe siècle, né à Aire-sur-l’Adour (aujourd’hui dans le département des Landes). Il nous est connu est grâce à Jefim Schirmann, historien et auteur d’une monumentale Histoire de la poésie hébraïque. Le tout premier article publié par Schirmann à l’âge de 20 ans était consacré à Isaac Gorni : Isaac Gorni, poète hébreux de Provence. Il débute ainsi :

Dans un manuscrit hébreux de la bibliothèque de Munich, on peut lire, entre deux traités d’astronomie du XIVe siècle, un petit recueil de poésies hébraïques, sans aucun rapport avec les autres textes. Le copiste, saisi sans doute de l’horreur du vide, s’est plu à couvrir de vers six feuillets resté vierges : c’est ainsi qu’il nous a conservé une partie de l’œuvre de Gorni, poète hébreux de la fin du XIIIe siècle.

Je me permets une hypothèse légèrement plus anachronique : le copiste anonyme est le premier « fan » répertorié de l’histoire de la chanson ! Gorni gagnait sa vie en chantant ses poésies, accompagné par lui-même au kinnor (le luth en hébreux). Dans plusieurs textes, il raconte l’accueil que lui réservaient les communautés juives des villes qu’il visitait lors de ses « tournées » dans toute la « Provence » (qui désignait alors pour les juifs tout le sud de la France jusqu’à la côté atlantique). Les juifs étaient nombreux à cette époque, juste avant la grande expulsion ordonnée par Philippe le Bel en 1306. Gorni fut bien accueilli à Arles ou Apt, mais très mal à Aix :

Mon esprit ne trouva point de paix à Aix,
Mon peuple ne voulut point entendre ma voix,
Et ils m’offensèrent par leurs paroles : « voyez
Gorni le poète qui a tant péché ! »

À Perpignan, il rencontre le célèbre savant et poète Jedaiah ben Abraham Bedersi, avec qui il ne se montre pas assez condescendant. Il s’ensuit une violente controverse sur leurs mérites comparés. Bedersi, qui à la différence de Gorni est un notable respecté, écrit à propos des poètes itinérants :

Je maudis les poètes de ce temps qui vont par monts et par vaux,
Afin d’abaisser la splendeur de la poésie […]

On croirait les débuts de la controverse sur la chanson art mineur ! Dans ses textes, Gorni se montre tour à tour provocateur ou mégalomane :

Si les idolâtres (= les chrétiens) viennent à entendre mon chant
[…]
Alors ils cesseront de préparer l’encens pour leurs idoles,
Et c’est pour moi qu’ils le feront brûler.

D’autres fois, il se lamente sur sa condition de poète maudit. Se comparant aux notables des villes qu’il traverse :

Je suis affligé — eux sont comme un jardin irrigué

Il recourt parfois à des images curieuses, très originales pour son époque selon Schirmann :

Si ma pensée pouvait se muer en couleurs,
Je peindrais ce qu’aucun peintre n’a représenté en couleurs.

Pour conclure, un extrait d’un texte de Gorni trouvé dans l’article de Schirmann.

Mon luth joyeux est maintenant en deuil,
Et ma flûte pleure de longs sanglots ;
Et nul vent ne souffle dans les jardins.
L’angoisse de la mort habite mon cœur.
[…]
Alors de loin on apportera à tous les marchands
La poussière de mon tombeau en guise d’onguent pour les jolies filles.
Et des planches de mon cercueil pour les stériles,
Afin qu’elles mettent au monde des fils et des filles ;
Et les cendres de mon corps seront distribuées comme remède aux bègues
Et aux muets afin qu’ils parlent en soixante-dix langues ;
Mes cheveux deviendront des cordes d’instruments,
Qui feront retentir de belles mélodies sans qu’on en joue.

Pas de chanson de Gorni aujourd’hui. Comme expliqué dans la vidéo à suivre (trouvée sur une excellente chaine youtube consacrée à la poésie (ici)), on n’a le plus souvent pas trace des musiques utilisées à l’époque. Trouvères juifs au XIIIème siècle.

Un petit extrait de musique juive médiévale pour finir, Moniot de Paris, Shalfu tzarim, poème liturgique du XIIIe siècle, par l’ensemble Alla Francesca

Pour en savoir plus sur le judaïsme médiéval en Europe, excellente émission de La fabrique de l’histoire : Comment faire l’archéologie du judaïsme ? En réécoute ici.

1 – Gypsies rock’n roll band
2 – Isaac Gorni, le troubadour juif
3 – Jacques Offenbach
4 – Norbert Glanzberg
5 – Mireille
6 – La complainte des nazis
7 – Le neveu du capitaine Dreyfus
8 – Chanson d’Exil
9 – Des moyens légaux
9bis – Serre les poings
10 – Yellow star
11 – Juif espagnol
12 – Juif errant et pâtre grec
13 – Les juifs de Stéphane Golmann
14 – Les comedian harmonists

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16 commentaires sur “Isaac Gorni, le troubadour juif

  1. Bonjour, félicitations pour cet article sur Isaac Gorni, pourriez vous m’indiquer s’il vous plaît où avez pu obtenir l’article de Jefim Schirmann, : Isaac Gorni, poète hébreux de Provence paru dans la Revue Lettres Romaines n° 3, 1949 ? car je le rechercher désespérément !!! D’avance je vous remercie. Bien cordialement. Mathieu Cecchinato (Montauroux, Var)

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    1. Bonjour,

      Merci pour votre commentaire. J’ai obtenu l’article sur Gorni par la bibliothèque Diderot de Lyon, qui a fait un PEB (prêt entre bibliothèques). C’est un peu compliqué, je peux vous le scanner si vous voulez. Mais il faut me donner une adresse mail pour que je vous l’envoie !

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