Brel et le poncif

La chanson, art majeur ou art mineur II. Du poncif en chanson, 3/12
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On peut imaginer un bon roman ou une bonne poésie sans aucune image toute faite. C’est même une condition nécessaire diront certains. Mais une chanson ? Ça n’irait pas, ce ne serait plus une chanson. Elle doit être comprise de tous en quelques minutes seulement, et ce dès la première écoute. Ça ne peut marcher que si l’auditeur en connaît déjà quelque chose. Le mieux, c’est encore qu’il la connaisse par cœur. Mais il est malaisé d’écrire une chanson que le public connaisse d’emblée par cœur… À défaut, l’écriture doit recourir à des phrases toute faites, des idées convenues, divers poncifs mélodiques ou harmoniques, le contraire de l’art donc. On l’a vu avec la musique dans les deux billets précédents. On aborde maintenant les paroles.

La variété de bas étage se vautre évidemment dans le poncif sans aucune retenue, réécoutez Frank Michael dans la dernière série par exemple. Mais quand on analyse un peu la chanson à prétentions artistiques, dite « de qualité », ou poétique, on découvre que plusieurs grands paroliers entretiennent un rapport original au poncif. Par exemple Georges Brassens truffait ses chansons d’expressions toute faites, mais qu’il détournait ou retournait avec humour et originalité. Ceci fera l’objet d’une série à part (très bientôt). Pour ce premier tour d’horizon, on commence par Brel.

Jacques Brel n’avait pas de prétention à la poésie, ou du moins le prétendait-il. À la RTB en 1971 :

Si je lisais chaque soir Rimbaud, Baudelaire et Verlaine, si j’écoutais sans cesse Ravel, Fauré et Debussy, je n’écrirais plus une note, plus un mot. Quand je lis Baudelaire, je comprends tout ce que j’ai raté.

Quand on lui demandait pourquoi il ne se considérait pas comme un poète, il répondait « parce que je n’y crois pas » (on comprend sa fascination pour le parangon de qui-y-croit : Don Quichotte…).

Jacques Brel a pourtant développé une écriture originale et efficace, en renonçant quasiment à la métaphore pour se jeter tout entier dans les bras de cette figure de style du quotidien : la métonymie. On reparlera de ça dans une autre série, c’est hors-sujet aujourd’hui. Retenons que son écriture utilise assez peu la phrase toute faite ou la rime facile. Du côté de la musique, ses premières chansons, assez banalement composées à la guitare sur des suites d’accords qui viennent toute seules, ont laissé place à des compositions plus savantes de François Rauber ou Gérard Jouannest.

Dans ses textes, pour bénéficier des avantages du poncif (accrocher l’auditeur) sans en payer le prix, Brel recourt souvent à un procédé qu’on a aussi vu chez le parolier Pierre Delanoë : placer ses chansons dans un arrière-plan géographique convenu, qui permet à l’auditeur de s’y retrouver. Mais chez Delanoë, cet arrière-plan est le miroir exact des idées toute faites de l’époque, voir la série qu’on lui a consacré, ici. Tandis que chez Brel, il est déformé pas ses obsessions (femmes, aventure, vieillesse, etc), en bref, brelisé. Voir la série qu’on a consacrée à la géographie brélienne. Ici.

Plus belle illustration, Mon enfance.

Autodérision géographique dans Knokke-le-Zoute tango.

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La solution

La chanson, art majeur ou art mineur I. L’énigme ART 9/9
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Voici venue l’heure tant attendue de la solution. Vous l’avez tous deviné, le point commun entre toutes les chansons, c’est le poncif le plus éculé de toute la poésie : « amour » y rime avec « toujours ». ART = Amour Rime avec Toujours donc. De la variétoche-pour-femme-d’un-certain-âge de Frank Michael au grand poète de la chanson Brassens, de la belle amoureuse Barbara à l’artiste d’avant-garde Patrick Vian, de la chanson paillarde à la suave intimité de Mathieu Boogaerts, de la poésie faussement naïve de Paul Fort à la pop kitsch années 1980 de Léopold nord et vous, et jusqu’au héros national Aznavour : tout le monde est d’accord pour se vautrer dans cette facilité.

Certains petits malins se jouent du poncif, comme Michel Berger qui dit « L’amour, le vrai, celui qui ne rime pas avec jamais », ou Souchon, qui fait rimer « toujours » avec « hou hou ». J’ai dit qu’Emmenez-moi et Mes amis, mes emmerdes de Charles Aznavour n’étaient pas loin de l’énigme sans pouvoir y figurer. C’est qu’amour y rime avec « jour », ce qui ne suffit pas, loin s’en faut.

Cette rime facile devrait suffire à clore le débat : la chanson serait un art mineur. Mais regardez ce qu’on lit dans Phèdre de Racine.

Œnone
Quel fruit recevront-ils de leurs vaines amours ?
Ils ne se verront plus.

Phèdre

                                     Ils s’aimeront toujours.

Bon, la chanson serait donc à l’instar de la tragédie classique, un-art-majeur-qui-fait-rimer-amour-avec-toujours, catégorie injustement oubliée par l’Esthétique ? Pfouuu, c’est compliqué, je m’y perds. Je vous passe un petit Brigitte Fontaine en attendant la suite. Pipeau.

À partir de samedi prochain, on s’intéresse à une chanteuse des années 1960, je ne vous dis pas qui, c’est une surprise. On se retrouve quelques jours plus tard pour la deuxième série sur la chanson, art majeur ou art mineur.

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Aznavour dans l’énigme

La chanson, art majeur ou art mineur I. L’énigme ART 5bis/9
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Ça patine cette énigme, personne ne trouve alors que ce n’est pas si compliqué. Je vous rappelle qu’on cherche le point commun entre quelques chansons, de Barbara, Brassens, Frank Michael, Patrick Vian ou Mathieu Boogaerts. Il y a même une chanson paillarde, voir les billets précédents. Je vous propose un indice en bonus.

Si la mort du grand Aznavour vous a laissé mélancolique, soignez le mal par le mal et regardez la vidéo de l’INA avec ses chansons les plus marquantes. La première chanson, Et pourtant, possède le point commun entre toutes les chansons de l’énigme ART. Je le dis même pour les impatients : il suffit d’écouter la première minute de la vidéo ! Pour le reste, Emmenez-moi et Mes amis, mes emmerdes ne sont pas loin, mais non, elles ne peuvent pas faire partie de l’énigme.

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Celina

La chanson, art majeur ou art mineur I. L’énigme ART 3/9
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Comme troisième volet de l’énigme, je vous propose un extrait de l’album de Frank Michael, Il est toujours question d’amour, 9è album le plus vendu en France en 2000. Celina.

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Franck-mickaélisation

Expressions et mots venant de la chanson : les sources et les robinets 2/13
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On explore les mots et expressions plus ou moins courants qui viennent de la chanson. Proposez-moi vos idées d’ailleurs. Et maintenant, la réponse à la devinette du dernier billet : pourquoi une chanson de Frank Michael dans cette série ?

Le mot d’aujourd’hui est « franck-mickaélisation », qui ne vient pas d’une chanson mais du nom du chanteur Frank Michael. Le mot a été inventé par Thomas Legrand, éditorialiste sur France Inter, le 11 octobre 2011. C’était à propos de l’échec de Ségolène Royal, aux primaires du parti socialiste. Extrait :

Ils [les partisans de Ségolène Royal] se raccrochaient à la ferveur des salles de militants à travers la France. Ils ne pouvaient pas concevoir que l’on peut remplir des salles et vider des urnes à la fois. C’est le syndrome Franck Michael [sic]. Vous connaissez peut-être ce chanteur ? Il remplit tous les palais des sports et les Zénith de France… Beaucoup plus que bien des vedettes que l’on entend sur toutes les radios ! Mais son nom et ses chansons sont inconnues du plus grand nombre. Le dernier cercle des proches de Ségolène Royal ne s’est tout simplement pas aperçu de la « Franck-michaélisation » de leur candidate.

Vous pouvez trouver le texte intégral ici. Notez que le site internet de France Inter parvient à faire une faute d’orthographe dans le prénom et dans le nom de Frank Michael (le nom est parfois bien orthographié, parfois non). Voilà comment le service public traite la chanson française de qualité ! Je garde les fautes, je trouve qu’elles font pleinement partie de ce nouveau mot. L’expression franck-mickaélisation n’a rencontré quasiment aucun succès, et à bien y réfléchir, elle vient plutôt de la politique que de la chanson.

La politique, voilà une bonne source d’expressions. Elle nous a donné la chienlit, un quarteron (De Gaulle), adacadabrantesque (Chirac), « il faut terroriser les terroristes » (Pasqua)… Je me demande même si l’expression « il fait chaud » n’a pas été inventé par Édouard Balladur…

La gauche se débrouille bien aussi, avec « c’est un scandale » ou « taisez-vous Elkabbach » (Georges Marchais), « moi président » (Hollande), ou « travailleurs, travailleuses » (Laguiller), etc, etc.

Pour conclure ce billet, saviez-vous que le personnage de Fanfan la Tulipe vient à l’origine d’une chanson ? Fanfan la tulipe donc, sur des paroles d’Émile Debraux en 1819, ici chanté par Pierre Bertin.

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Rickroll

Expressions et mots venant de la chanson : les sources et les robinets 1/13
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On aborde un nouveau thème à partir d’aujourd’hui, mais avant de commencer, j’ai une communication importante. Je vous demande à tous de cliquer ici.

Alors, ça vous a plu ? C’était Never gonna give you up de Rick Astley. Et vous, vous avez victime d’un rickroll, une sorte de T’as-une-tache-pistache-2.0. D’après wikipedia :

Le rickroll est un phénomène internet qui s’est développé autour du clip vidéo de la chanson Never Gonna Give You Up, interprétée par le chanteur anglais Rick Astley. Il consiste à renvoyer un internaute vers le clip en question via un lien apparemment en rapport avec le texte qu’il consulte. On dit alors que l’internaute a été « rickrollé ».

Bref, un truc de geek, retournez donc voir la série sur les geeks dans la chanson. Et plus d’information sur les rickrolls ici. Regardez notamment le poisson d’avril des députés de la chambre des représentants de l’Oregon, qui ont glissé des morceaux des paroles de Never gonna give you up dans leurs interventions d’un 1er avril, afin d’en faire un montage, ici.

Le thème qui commence aujourd’hui, c’est donc les mots ou expressions (plus ou moins courants) qui viennent de la chanson. Par exemple le rickroll. Mais cet exemple n’est pas génial, je lance donc un grand concours : trouvez moi la plus belle expression, ou le plus beau mot de la langue française qui trouve son origine dans une chanson. On va mener une longue enquête sur ce sujet intrigant.

Je vous passe maintenant une chanson de Frank Michael. Vous ne connaissez peut-être pas ce chanteur de charme pour femmes d’un certain âge, qui vend des millions de disques et rassemble un public nombreux et fervent en dehors de tous les circuits médiatiques. Je vous propose Toutes les femmes sont belles. Et une devinette pour la prochaine fois : pourquoi une chanson de Frank Michael dans cette série ?

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