Jorge Luis Borges confiné

Cinq écrivains confinés 5/6

Aujourd’hui Jorge Luis Borges est pastiché. Je rappelle aux nouveaux abonnés que le nom de ce blog provient du titre d’une de ses Fictions, Le jardin aux sentiers qui bifurquent. Borges donnait souvent des explications à propos de ses nouvelles à l’occasion de rééditions, alors j’ai ajouté au pastiche un pastiche de postface.


Le confinement circulaire

Nul ne le vit arriver dans le confinement éclectique. Son air aristocrate le distinguait pourtant de la masse interlope des clients de l’hôtel. Les mœurs distanciées imposées à tous par l’épidémie convenaient à l’amitié typiquement anglaise qui s’établit entre nous. Nous prenions chaque soir un verre, loin l’un de l’autre, au bar de l’hôtel resté ouvert malgré les restrictions, par l’effet d’une lassitude hébétée plutôt que d’un vain défi à l’autorité.

Nous convînmes que le confinement n’était que le recommencement cyclique du périple de l’empereur ermite Xio-Chi-Tsun, interpolation de la relégation d’Ovide et de l’enfermement de Sîn-Muballit, roi de Babylone, tels que rapportés dans les manuscrits de l’Arabe dément Abdul al-Hazred. Confinement qui comme le notait Chesterton est le reflet de la quête de Quichotte dans le miroir que les géomètres nomment inversion, opération magique qui transforme les cercles en droites et les droites en cercles. Chacun du reste peut aisément vérifier tout ceci dans les deux volumes annexes de la 7e édition de l’Encyclopædia Britannica, aujourd’hui introuvables.

Au bout d’un temps indéfini, je l’interrogeai sur ses projets. Il était à la recherche d’un labyrinthe désormais perdu, dont l’existence lui avait été rapportée par son oncle, colonel dans l’aréopage qu’on appelait par pure convention Armée des Indes, qui la tenait lui-même d’un maharadja amoureux fou de sa tante. Il avait la particularité que l’entrée en était la sortie, et la sortie en était l’entrée, singularité propre au délire paradoxal qui manqua de faire perdre la raison à Bertrand Russel.

Nous nous mîmes ensemble à la recherche énigmatique du labyrinthe. Après des difficultés, impliquant des tigres et qu’il serait inélégant de rapporter plus avant, nous nous trouvâmes au pied de l’édifice. Toujours est-il que par respect pour ce que le temps unanime désignait par « mesures barrières », qui n’était plus pour nous qu’une distance machinale, l’un prit la sortie qui était l’entrée, tandis que l’autre entra par l’entrée (et sortit donc en quelque manière, puisque l’entrée était la sortie). Et c’est depuis lors que j’erre sans but dans une circularité implicite.

Postface.
J’ai écrit cette nouvelle lors d’un voyage dans le Sud. Au départ, elle était conçue pour être lue avec l’accent russe par un gaucho dans la Pampa. Mais par les contraintes intrinsèques à la littérature, elle a fini par être le contraire exact de ce qu’elle était postulée initialement. Je me suis résigné depuis longtemps à ce que la Fiction écrive Borges et non l’inverse comme le prétend une certaine critique parisienne. Je ne comptais pas la publier, avant que Jean Ménard, l’exécuteur testamentaire de Paul-Jean Toulet ne me proposât d’en inclure la traduction française dans un volume de mélanges, ce que j’acceptai bien volontiers.

Elle me parait baroque aujourd’hui, errement d’un jeune homme épris d’épithètes. L’association ambitieuse, ou laborieuse, de « confinement » avec « éclectique » (ne pouvant d’ailleurs prendre tout son sens qu’en vieil anglais) est un aveu de faiblesse finalement, qui explique sans doute que je n’ai pas reçu le Prix Nobel de Littérature cette année encore. Et non pas comme rapporté par la presse à cause de ma déclaration, au demeurant irréfutable, selon laquelle la dictature militaire est le seul régime s’accommodant de l’argot nouveau des faubourgs de Buenos-Aires.

Paris 1977
_____________________
La chanson du jour, c’est Pas sommeil de Benjamin Biolay. On y entend la voix de Borges vers 4:10 (qui disait que sa nouvelle Funes ou la mémoire est une métaphore de l’insomnie).

Et aussi Borges futbol club.

1 – Gustave Flaubert confiné
2 – Georges Perec confiné
3 – Jean Racine confiné
4 – René Goscinny confiné
5 – Jorge Luis Borges confiné
6 – Gustave Flaubert confiné (dans sa correspondance)

Tous les thèmes

Paul-Jean Toulet

La chanson, art majeur ou art mineur VII. Été 2019, chaque jour un poète, 29/68
12345678910
111212bis1314151617181920
21222324252627282930
31323334353637383940
41424344454647484950
51525354555657585960
6162636465666768

C’est l’été 2019, chaque jour un poète. Aujourd’hui Paul-Jean Toulet, né en 1867.

Voilà, encore un poète dont je n’ai trouvé aucune mise en musique. Toulet est pourtant si léger et délicat, ce serait mignon. Il n’est pas très célèbre, mais il a son fan-club inconditionnel, avec par exemple Jorge-Luis Borges, qui le tenait, à égalité avec Verlaine, pour le plus grand poète français (et puis moi). À défaut de chanson, je vous propose une lecture.

Tous les thèmes

De la cheville (chez Vian)

La chanson, art majeur ou art mineur II. Du poncif en chanson, 5/12
123456789101112

Boris Vian mérite bien un deuxième billet. Il est l’auteur de chansons qui fait l’usage le plus éhonté des chevilles. Une cheville est un petit mot qu’on ajoute pour que le nombre de pieds du vers tombe juste, mais qui n’apporte aucune signification ni aucune expressivité. C’est une variante du poncif, en ce sens qu’il s’agit d’une facilité, et donc d’un certificat objectif d’art mineur ! Exemple dans Le cinématographe :

Maintenant ce n’est plus mon papa
Qui m’accompagne au cinéma
Car il plante ses choux
Là-bas pas loin de Saint-Cucufa
Mais j’ai rencontré une Dalila,
Une drôle de môme, une fille comme ça,
Elle adore aller le mercredi dans les cinémas.

« Une fille », 2 pieds, ne va pas, alors va pour « une Dalila », 4 pieds. Au fait, c’est quoi une Dalila ? Et puis, c’est quoi une fille « comme ça » ? À l’époque de Vian, on allait au cinéma plutôt le jeudi ou le samedi. Mais va pour le mercredi : trois pieds, trois consonnes occlusives qui percutent, pourquoi s’en priver ? Qu’est qu’on s’en fiche d’ailleurs, la Poésie Française s’en remettra bien. Et qu’est-ce que Saint-Cucufa vient faire là-dedans ? Etc, en fait, il y a tellement de chevilles dans ce passage, qu’il devient difficile de les identifier.

Le cinématographe, de Boris Vian, avec une vidéo de playmobils.

Évidemment, mesurer la qualité d’une poésie comme inversement proportionnel au nombre de ses chevilles, c’est assez mesquin et petit-bourgeois. Au XIXè siècle, passe encore…  J’aime bien ce qu’écrivait Borges sur la cheville :

Il n’y pas de versificateur, pour occasionnel et nul qu’il soit, qui n’ait ciselé (ce verbe figure d’ordinaire dans son langage) son sonnet parfait, monument minuscule qui veille sur son immortalité possible, et que les nouveautés et les outrages du temps devront respecter. Il s’agit d’un sonnet généralement sans chevilles, car il est tout entier cheville : c’est-à-dire résidu, inutilité.

On a fini avec Boris Vian, mais on continue la série avec d’autres grands auteurs. Sur Le déserteur, vous pouvez lire un court billet chez Crapauds et Rossignols, ici.

Tous les thèmes

Chérubin, précurseur de Suzy Solidor

Paralipomènes 40/67
(la série qui revient en 68 billets sur les 44 premiers thèmes du blog)
123456789
101112131415161717bis1819
20212223242526272829
30313233343536373839
40414243444546474849
50515253545556575859
6061626364656667

Toujours sur homme au féminin, femme au masculin, on a vu hier que Gainsbourg avait comme précurseur Suzy Solidor, mais en remontant en encore plus loin, on peut parler de ces rôles d’homme tenus traditionnellement par des femmes à l’opéra. Rien de très surprenant à ces dynasties inversées de précurseurs : dans son article Kafka et ses précurseurs, Borges écrivait : « le fait est que chaque écrivain crée ses précurseurs ». Pourquoi en serait-il autrement des chanteurs ?

Comme exemple, je vous propose Chérubin, personnage masculin des Noces de Figaro de Mozart qui est traditionnellement chanté par une femme. Voi che sapete, chanté par Ioulia Lejneva.

Je vous recommande de chercher plusieurs versions de cet air sur youtube, il y a vraiment plein de façons de l’aborder, le chant classique n’a rien d’un art figé.

Tous les thèmes

 

Il croyait vraiment qu’elle le prenait pour Verlaine

L’affaire Verlaine 5/9
1 – 1bis – 2 – 2bis – 3 – 4 – 5 – 67 – 89 – 9bis

Dans le deuxième post de la série, on annonçait que ce grand buveur de Verlaine rimait avec verveine. Aujourd’hui, on le prouve (c’est vers 2:10 si vous ne voulez pas tout écouter, parce qu’entre nous, c’est un peu saoulant toute cette verveine). Pierre Bachelet, En ce temps là j’avais 20 ans.

 

On continue l’enquête sur Verlaine, toujours avec Borges. Dans L’inachevable, Yves Bonnefoy rapporte que les derniers mots qu’il a entendus de la bouche de Borges était « Virgile et Verlaine », prononcés sur son lit d’hôpital, quelques mois avant sa mort. Et Bonnefoy de se lancer dans des explications :

______________________
Verlaine, au contraire [de Virgile], c’est de la vérité vécue en toute irresponsabilité. Il ne propose aucune tâche élevée, il ne cherche pas à connaître, il se contente de laisser vivre en lui les pulsions, les appétits, les nostalgies, les enthousiasmes de l’être faible qu’il est, et de ce fait on peut, assurément, s’agacer de lui et le tenir pour un poète mineur. Mais penser ainsi, ce serait pas avoir remarqué la façon dont les mots vivent chez lui, des mots capables de se rouler, toute honte bue dans des rêveries au mieux enfantines, mais aussi comme l’alouette jadis, de remonter droit dans la lumière, la transparence : vocables tout prêts alors à tout comprendre et aimer de la poésie la plus pure.  

Yves Bonnefoy
________________________

Cette opposition entre Virgile et Verlaine, ne dirait-on pas l’opposition entre la grande poésie et les innocentes et naïves paroles des chansons ? Et comment s’étonner alors que bien des paroliers trouvent en Verlaine plutôt qu’en aucun autre poète une sorte de grand frère ? Allez, on en reparle dans le prochain post.

Tous les thèmes

Chanson d’automne

L’affaire Verlaine 4/9
1 – 1bis – 2 – 2bis – 3 – 4 – 5 – 67 – 89 – 9bis

En ce 1er octobre, un post de saison, La Chanson d’Automne de Verlaine, mise en musique par Charles Trenet, sous le titre Verlaine, qui n’hésite pas à un peu tordre le texte (« blesse mon cœur » devient « berce mon cœur » par exemple). Et ceux pour qui les paroles de Gainsbourg dans le post précédent étaient mystérieuses (« Comme dit si bien Verlaine au vent mauvais … ») trouveront là quelques éclaircissements.

Avant d’écouter, on continue notre enquête sur la présence de Verlaine dans la chanson, sous le haut patronage de Jorge Luis Borges, parrain de ce blog (à son corps défendant : j’ai emprunté le nom du blog à l’une de ses nouvelles, Le jardin aux sentiers qui bifurquent).  Borges appréciait beaucoup Verlaine. Exemple, dans un entretien avec Jacques Chancel, Radioscopie, décembre 1979 :
______________________________
Si je pense à la France, je pense aussitôt à la Chanson de Roland, à Voltaire, à Taine… En poésie, à Hugo, mais surtout à Verlaine. Voilà un poète que je ne placerais évidemment pas au-dessus de Virgile, mais vous serez d’accord avec moi qu’en vertu de son incomparable innocence,  il domine de loin toute la poésie française. J’ai par exemple la certitude qu’il écrivait d’un seul jet. Impression unique et tout à fait opposée à celle que me laisse Baudelaire, dont les textes « sentent le brouillon », nombreux et préalables. De Verlaine, on peut imaginer que tout lui est venu ou lui a été donné à son insu, qu’il écrivait en pensant à autre chose. Il y a comme une inconscience, une force de la nature, dans sa poésie. En tout cas, pas de « métier ».

J. L. Borges
_______________________________

Tous les thèmes