La chanson, art majeur ou art mineur II. Du poncif en chanson, 5/12
1 – 2 – 3 – 4 – 5 – 6 – 7 – 8 – 9 – 10 – 11 – 12
Boris Vian mérite bien un deuxième billet. Il est l’auteur de chansons qui fait l’usage le plus éhonté des chevilles. Une cheville est un petit mot qu’on ajoute pour que le nombre de pieds du vers tombe juste, mais qui n’apporte aucune signification ni aucune expressivité. C’est une variante du poncif, en ce sens qu’il s’agit d’une facilité, et donc d’un certificat objectif d’art mineur ! Exemple dans Le cinématographe :
Maintenant ce n’est plus mon papa
Qui m’accompagne au cinéma
Car il plante ses choux
Là-bas pas loin de Saint-Cucufa
Mais j’ai rencontré une Dalila,
Une drôle de môme, une fille comme ça,
Elle adore aller le mercredi dans les cinémas.
« Une fille », 2 pieds, ne va pas, alors va pour « une Dalila », 4 pieds. Au fait, c’est quoi une Dalila ? Et puis, c’est quoi une fille « comme ça » ? À l’époque de Vian, on allait au cinéma plutôt le jeudi ou le samedi. Mais va pour le mercredi : trois pieds, trois consonnes occlusives qui percutent, pourquoi s’en priver ? Qu’est qu’on s’en fiche d’ailleurs, la Poésie Française s’en remettra bien. Et qu’est-ce que Saint-Cucufa vient faire là-dedans ? Etc, en fait, il y a tellement de chevilles dans ce passage, qu’il devient difficile de les identifier.
Le cinématographe, de Boris Vian, avec une vidéo de playmobils.
Évidemment, mesurer la qualité d’une poésie comme inversement proportionnel au nombre de ses chevilles, c’est assez mesquin et petit-bourgeois. Au XIXè siècle, passe encore… J’aime bien ce qu’écrivait Borges sur la cheville :
Il n’y pas de versificateur, pour occasionnel et nul qu’il soit, qui n’ait ciselé (ce verbe figure d’ordinaire dans son langage) son sonnet parfait, monument minuscule qui veille sur son immortalité possible, et que les nouveautés et les outrages du temps devront respecter. Il s’agit d’un sonnet généralement sans chevilles, car il est tout entier cheville : c’est-à-dire résidu, inutilité.
On a fini avec Boris Vian, mais on continue la série avec d’autres grands auteurs. Sur Le déserteur, vous pouvez lire un court billet chez Crapauds et Rossignols, ici.
On n’en a jamais fini avec Boris…ses chevilles sont un régal et ses liaisonzoriogilales me ravissent
toujours comme ses cent sonnets d’ailleurs n’en déplaise à Borges bien réac sur ce sujet…
je pense qu’il en était resté à la lecture de ceux de Hérédia…
Sonnet pour mon Sansonnet (d’après élégie pour mon sansonnet de Mozart)
A jamais tu reposes ici cher petit fou
Tu n’étais pourtant pas méchant mais versatile
Un enfant qui sourit, qui pleure et qui joue
Sans savoir que la vie est un piège fragile
Moi non plus je ne sais pas quel est mon destin
Que tu ne chantes plus me remplit d’amertume
Petit oiseau moqueur, mon gentil musicien
Ton petit coeur ne bat plus sous tes jolies plumes
Tu n’as pas achevé le dernier mouvement
De ton dernier concert, tu n’as pas eu le temps
Mon pauvre sansonnet sans chanson et sans voix
Alors avant que les projecteurs ne s’éteignent
Mon coeur qui bat toujours et qui maintenant saigne
Demande aux spectateurs une larme pour toi
Patrick Hannais
J’aimeJ’aime
Borges était un réac, le fait est établi. Mais sur cette citation en particulier, il est plutôt du côté des modernes. Et en poésie, ses goûts allaient à Verlaine et Paul-Jean Toulet, poète pas très connu mais qui vaut le détour… Je ferai bien une série sur lui, mais je n’ai pas trouvé une seule mise en musique des ses contre-rimes.
J’aimeJ’aime