Crédits. – Sur Mauvais garçon, Tandem et Mon or : Basse & choeurs – Vincent FAUCHER Batterie – Jean-Philippe MOTTE – Sur Tes éléphants roses : Basse, guitares, claviers – Vincent Faucher Batterie – Sylvain Joasson – Il n’y a pas d’amours heureux : Louis Aragon / Georges Brassens
Je vous propose aujourd’hui plusieurs extraits de l’opéra rock Tommy du groupe The Who. Tommy est un enfant aveugle, sourd et muet, joué par le chanteur Roger Daltrey. La scène où le diagnostic du handicap est posé est intéressante : le père pense surtout à son argent et la mère répond aux avances du médecin joué par Jack Nicholson.
Autre scène intéressante : le jeune Tommy est conduit dans une sorte de messe où un culte à Marilyn Monroe est censé apporter une guérison miraculeuse. Eyesight to the blind, par Eric Clapton.
Je vous propose une autre scène très violente, déjà passée dans la série sur l’inceste. Le jeune Tommy est torturé et violé par son oncle sadique « uncle Ernie », joué par le batteur Keith Moon. L’horreur du viol et de l’inceste est accentuée par le handicap : aveugle et sourd, Tommy ne comprend pas ce qui lui arrive, la sidération de l’inceste est comme objectivée par l’oblitération des sens. Fiddle about (qui veut tripoter en anglais).
C’est assez pionnier, voire prophétique de ce qu’on verra plus tard dans la série : la chanson identitaire, c’est-à-dire des artistes handicapés dont le handicap fait partie de leur personnalité d’artiste (Grand corps malade par exemple). Dans Tommy, le handicap est mis en avant dans l’identité d’un personnage, et presque d’un artiste. Il est en effet intéressant de noter que la mère de Roger Daltrey était handicapée (mains paralysées suite à une poliomyélite) et que Pete Townshend, le guitariste de The Who et qui a écrit toutes les chansons, a été abusé sexuellement par sa grand-mère quand il était enfant. Tommy, c’est peut-être aussi précurseur du mouvement punk, en ce sens que les punks se définissaient comme inadaptés à la société, et mettaient en avant cette inadaptation, on en reparle bientôt.
Dans Tommy, il y a aussi la dimension magique du handicapé, qui développe des capacités surnaturelles procédant parfois de son handicap. Le jeune héros devient champion de flipper alors qu’il est aveugle (et puis ensuite, gourou planétaire, je ne vous passe pas tout le film …). Déjà passé dans la série sur les jeux en chanson, où l’on notait que le flipper est le jeu le plus souvent mentionné en chanson : Pinball wizard, par Elton John.
L’univers des « monstres », exhibés autrefois dans les baraques de foire ou les cirques, est représenté dans le film Freaks (La parade monstrueuse en français), en 1932. Je vous passe la chanson à boire Gooble gobble, one of us, chantée lors du banquet de mariage du richissime Lilliputien Hans avec la belle trapéziste Cléopâtre. Cette dernière aime en fait Hercule, le monsieur Muscle du cirque et n’épouse Hans que pour son argent. Elle est admise dans la confrérie des monstres, grand honneur qu’elle dédaigne, et subit à la fin du film une terrible vengeance.
Amis musicologues, vous noterez que la chanson Gooble gobble one of us est sur une seule note, exemple unique à ma connaissance. Gobble veut dire quelque chose comme glouglou.
La supposée « confrérie des monstres » est évidemment en contradiction flagrante avec la grande diversité des handicaps représentés dans Freaks. Quoi de commun entre Johnny Eck, l’homme sans jambe qui marche sur ses mains sur la table du banquet, qui a appris à lire à l’âge de 4 ans et donnait des sermons au temple, et Schlitzie le jeune microcéphale incapable de parler à cause de son retard mental ? Ce dernier a inspiré une chanson aux Ramones, Pinhead (= tête d’épingle).
On écoute aujourd’hui Monsieur William, chanson de Jean-Roger Caussimon, interprétée par Bernard Lavilliers et Catherine Ringer. Prêtez attention au personnage d’aveugle à la fin.
Là, le handicapé, l’aveugle à la fin de la chanson, est à la fois angoissant (il marche dans le sang du crime), et doté de qualités magiques (il est « peut-être le destin »), dans un imaginaire à la fois romantique et chrétien (cf les Bien-heureux au moyen-âge (« heureux les pauvres d’esprit, car le royaume des cieux est à eux »)).
Un petit retour sur la série consacrée aux mathématiques. Dans un commentaire, Simon me signale Amor Matemático de Manolito Simonet y Su Trabuco, merci.
De mon côté, en écoutant l’excellente émission de Benoit Duteurtre consacrée à Michel Jonasz, j’ai pu un peu augmenter ma maigre collection de chansons comprenant des nombres négatifs, sujet de la plus haute importance pour la chansonologie. Il s’agit de Apesanteur, la toute première chanson du premier disque de Michel Jonasz. Je vous mets une longue vidéo avec tout le meilleur du grand Michel.
On passe à un deuxième usage du handicap en chanson : l’angoisse ou le frisson suscité par le monstre. Là encore, on peut remonter à Victor Hugo. Dans L’homme qui rit, il raconte l’histoire d’un enfant mutilé pour devenir monstre de foire. Adaptation récente en opéra par Olivier Gavignaud.
L’homme qui rit, Gwynplain, est affligé d’un rictus permanent qui a parait-il inspiré le personnage du Joker dans Batman.
Toujours dans Batman, la naissance du Pingouin, extrait de Batman returns.
On reste dans Notre-Dame de Paris aujourd’hui, avec la problématique de l’amour impossible, bien résumée par Jacques Brel dans Fanette : « Faut dire qu’elle était belle / Et je ne suis pas beau ». On retrouve ça dans de très nombreuses chansons. En chanson, l’impossibilité de l’amour vient souvent de la vieillesse (Dalida, Il venait d’avoir 18 ans, Serge Reggiani, Il suffirait de presque rien, etc, etc), ou de la laideur. Assez rarement du handicap comme avec Quasimodo. Belle, paroles de Luc Plamondon, musique de Richard Cocciante (qui fait son entrée au 1475e billet de ce blog), avec au chant Garou en Quasimodo, Daniel Lavoie en Frollo et Patrick Fiori en Phœbus.
Avec le handicap, la thématique de l’amour impossible est donc poussée à l’extrême. Cet usage est assez ancien. Je vous propose la bande annonce de Der Zwerg, opéra de Alexander von Zemlinsky (Le nain en français). C’est une adaptation de la nouvelle The birthday of the infanta d’Oscar Wilde, qui raconte l’histoire de l’infante d’Espagne à qui on offre un nain pour son anniversaire. Ce dernier tombe amoureux de la belle, mais il n’est pas au courant de son état, et ne comprend pas pourquoi tout le monde se moque de lui, jusqu’à ce qu’on lui présente un miroir.
J’observe que les deux extraits ci-dessus sont des adaptations d’œuvres littéraires.
À partir d’aujourd’hui, le Jardin aborde le handicap en chanson. Quand on étudie un peu la chanson, on est vite frappé par l’existence de mythes qui la parcourent. Les plus grands d’entre eux sont sans doute l’amour et Paris. Il y a des milliers de chansons sur Paris. Mais il y a des mythes plus spécialisés. Par exemple les Gitans. Il y a une foule de chansons sur les Gitans, et c’est un répertoire très stéréotypé. En chanson le Gitan est toujours pareil : libre, farouche, musicien génial, à la fois amical et dangereux. C’est frappant, parce que les Gitans, ou les Roms, sont, selon des enquêtes très sérieuses, la population la plus discriminée en Europe.Voir la série que le Jardin a consacrée aux Gitans en chanson.
Un autre mythe intéressant en chanson, c’est la « putain ». Là, c’est un peu le contraire des Gitans, en ce sens que les images de prostituées sont assez variées, voire opposées. En gros, il y a la « fille de joie », opposée à « l’esclave », et de chanson en chanson, il y a comme un débat. Voir la série Putain de métier.
Tous ces mythes, et j’aurais pu en citer plein d’autres (le blues, la java (série en préparation), J.-S. Bach, le scientifique, l’accent espagnol (série en préparation), etc etc), c’est pratique pour les paroliers, parce que c’est partagé, tout le monde comprend en deux secondes, et heureusement parce qu’une chanson dure trois minutes. Tous les chanteurs qui rencontrent le succès utilisent ce genre d’idées toute faites, je dis bien tous (ou presque… ce qui se rapproche le plus d’une exception, c’est peut-être Léo Ferré), voir la série sur les poncifs en chanson ou sur les expressions toute faites chez Brassens.
Et le handicap ou les handicapés ? C’est la première chose à dire : le handicap ne semble pas faire partie de ces mythes chansonniers. C’est typique des sujets gênants ou tabous, comme l’avortement (une série est en préparation, mais il n’y a vraiment pas beaucoup de chansons). J’ai interrogé de nombreux amateurs de chanson, ils ont tous des chansons à citer sur le handicap, mais aucune chanson très connue, pas de « grande chanson » du type Comme ils disent pour l’homosexualité ou La complainte des filles de joie pour la prostitution. Au total, les chansons ne manquent pas. Il faut juste aller les chercher dans de nombreux recoins du répertoire. On s’embarque jusqu’en 2022 dans l’écoute d’une grosse quarantaine de chansons, que j’ai classées par usage du handicap.
Le premier usage, c’est l’identification, un ressort classique en chanson. Charles Aznavour a dit qu’il ne faut pas chanter sa vie mais celle de ceux qui écoutent. C’est très net dans le répertoire sur la prostitution, par exemple L’accordéoniste :
La fille de joie est seule, Au coin la rue là-bas Son accordéoniste, Il est parti soldat
Pas grand monde est « fille de joie », mais tout le monde a ressenti la solitude, le départ de l’être aimé, etc. D’ailleurs, pour L’accordéoniste, plein de gens qui connaissent la chanson ont oublié que ça parle d’une prostituée. Le procédé est banal : présenter des personnages exceptionnels, mais à qui il arrive des choses banales pour qu’on s’y identifie. Et comme l’identification est un mode un peu puéril d’usage des objets culturels, on le retrouve naturellement dans la chanson pour enfants. Rien qu’un jour, extrait du Bossu de Notre-Dame des studios Walt Disney. Notez un détail parmi d’autres : Quasimodo joue avec des sortes de Playmobil, un enfant peut facilement s’y identifier. Francis Lalanne (qui fait son entrée au 1475e billet de ce blog) prête sa voix à Quasimodo et Jean Piat à Frollo.