Un petit retour sur la série consacrée aux mathématiques. Dans un commentaire, Simon me signale Amor Matemático de Manolito Simonet y Su Trabuco, merci.
De mon côté, en écoutant l’excellente émission de Benoit Duteurtre consacrée à Michel Jonasz, j’ai pu un peu augmenter ma maigre collection de chansons comprenant des nombres négatifs, sujet de la plus haute importance pour la chansonologie. Il s’agit de Apesanteur, la toute première chanson du premier disque de Michel Jonasz. Je vous mets une longue vidéo avec tout le meilleur du grand Michel.
Nous voilà au 37e épisode de cette série maths et chanson. Ah 37, un nombre premier. Aviez-vous remarqué que 1 / 37 = 0.027 027 027, et ainsi à l’infini ? Ce dont on déduit que 27 x 37 = 999. Et que 27 est un diviseur des permutations circulaires des chiffres de 027, à savoir 270 et 702. Et oui, 27 x 26 = 702 et 27 x 10 = 270. Ce phénomène peu connu est général : – Prenez l’inverse d’un nombre premier quelconque (à part 2 et 5 qui sont exceptionnels car diviseurs de 10, la base de numération) – Isolez dans le résultat le bloc de chiffres qui se répète à l’infini. – Permutez ses chiffres circulairement. – Vous obtiendrez des multiples du bloc de départ. – C’est assez saisissant avec 7, 11, 13, 101 ou 271 par exemple. Et bien sûr 37. En général, les blocs de chiffres deviennent trop longs pour que ça soit pratique à vérifier, mais le résultat n’en est que plus saisissant avec par exemple 97 qui donne un nombre de 96 chiffres dont toutes les permutations circulaires sont des multiples.
Je laisse les mathématiciens amateurs ou professionnels y réfléchir. Puisqu’on parle de permutations circulaires : une chanson dont chaque couplet serait une permutation circulaire du précédent se peut-elle concevoir ? La réponse est oui, hélas. Naître et mourir pour la paix.
Il y a 100 ans jour pour jour naissait Georges Brassens. On va apprendre aujourd’hui pourquoi certaines de ses chansons sont plus difficiles à mémoriser que d’autres grâce à une belle notion issue de l’algèbre : le groupe des automorphismes d’une structure. Je n’en donnerai pas la définition générale et me limiterai à sa définition en chanson : l’ensemble de toutes les permutations des mots d’une chanson qui redonnent une chanson à peu près équivalente dans sa signification, son phrasé, etc.
Un bon exemple est Bécassine de Georges Brassens.
Je suis obligé de donner l’intégralité des paroles, ou presque :
1 Un champ de blé prenait racine Sous la coiffe de Bécassine Ceux qui cherchaient la toison d’or Ailleurs avaient bigrement tort
Tous les seigneurs du voisinage Les gros bonnets, grands personnages Rêvaient de joindre à leur blason Une boucle de sa toison
Un champ de blé prenait racine Sous la coiffe de Bécassine
C’est une espèce de robin N’ayant pas l’ombre d’un lopin Qu’elle laissa pendre, vainqueur Au bout de ses accroche-cœurs
C’est une sorte de manant Un amoureux du tout-venant Qui pourra chanter la chanson Des blés d’or en toute saison
Et jusqu’à l’heure du trépas Si le diable s’en mêle pas
2
Au fond des yeux de Bécassine Deux pervenches prenaient racine Si belles que Sémiramis Ne s’en est jamais bien remise
Et les grands noms à majuscules Les Cupidons à particules Auraient cédé tous leurs acquêts En échange de ce bouquet
Au fond des yeux de Bécassine Deux pervenches prenaient racine
C’est une espèce de gredin N’ayant pas l’ombre d’un jardin Un soupirant de rien du tout Qui lui fit faire les yeux doux
C’est une sorte de manant Un amoureux du tout-venant Qui pourra chanter la chanson Des fleurs bleues en toute saison Et jusqu’à l’heure du trépas Si le diable s’en mêle pas
3
À sa bouche, deux belles guignes Deux cerises tout à fait dignes Tout à fait dignes du panier De madame de Sévigné
Les hobereaux, les gentillâtres Tombés tous fous d’elle, idolâtres Auraient bien mis leur bourse à plat Pour s’offrir ces deux guignes-là Tout à fait dignes du panier De madame de Sévigné
C’est une espèce d’étranger N’ayant pas l’ombre d’un verger Qui fit s’ouvrir, qui étrenna Ses joli’s lèvres incarnat
C’est une sorte de manant Un amoureux du tout-venant Qui pourra chanter la chanson Du temps des cerises en toute saison Et jusqu’à l’heure du trépas Si le diable s’en mêle pas
La chanson est construite sur trois parties du corps de la belle Bécassine : les cheveux, les yeux, puis la bouche. Je pense qu’il faut garder cet ordre, pas question de permuter les couplets. Mais pourquoi les « seigneurs du voisinage » sont-ils rangés avec les cheveux, les « cupidons à particule » avec les yeux et les « hobereaux gentillâtres » avec la bouche ? Et pourquoi « l’étranger », « le gredin » et le « robin » sont ici plutôt que là ? Tout ceci peut se permuter sans changer fondamentalement la chanson. Par exemple, si on permute :
Et les grands noms à majuscules Les Cupidons à particules
et :
Les hobereaux, les gentillâtres Tombés tous fous d’elle, idolâtres
on obtient une chanson tout à fait valable. Il y a 3! = 6 manières d’ordonner trois éléments, et comme deux ensembles de trois se peuvent permuter indépendamment, je déduis que le groupe d’automorphismes de Bécassine est le produit direct de deux copies du groupe symétrique à trois éléments, bref qu’il y a 3! x 3! = 6 x 6 = 36 chansons équivalentes à Bécassine !
Si ces explications vous paraissent obscures, retenez simplement qu’il y de nombreuses manières de permuter les paroles sans trop abîmer la chanson. Je donne un autre exemple : L’orage.
Cette fois, c’est plutôt le contraire. Chaque morceau de couplet est exactement à sa place, car la chanson suit un plan narratif et chronologique. Il n’y a donc pas d’automorphismes, ou plutôt un seul : l’automorphisme qu’on appelle trivial, qui consiste à ne rien changer et à tout laisser à sa place.
J’ai pensé à cette notion en remarquant que les paroles de L’orage se mémorisent bien plus facilement que celles de Bécassine. L’orage est comme un fil qui se déroule de lui-même, tandis que Bécassine est un vrai piège à cause de ses multiples automorphismes. J’en viens au théorème d’automorphismes des chansons.
Théorème de l’automorphisme de chanson : la difficulté de mémoriser une chanson augmente avec la taille de son groupe d’automorphismes.
Illustration. Brassens lui-même se plante légèrement dans les paroles de Bécassine ! Faites bien attention, c’est à la fin du deuxième couplet, il confond fleur bleu et blé d’or. Ça ne se ressemble pas pourtant.
Le théorème explique que des chansons de Brassens en apparence longues et compliquées se mémorisent assez facilement, comme La légende de la nonne ou Pensée des morts. Parce que leur groupe d’automorphismes est trivial. Je signale aussi les quatorze interminables couplets de Supplique pour être enterré sur la plage de Sète : les cinq ou six premiers couplets ainsi que les deux derniers ont une place logique dans la narration, tandis que les six ou sept du milieu se permutent entre eux sans inconvénient, ce qui encombre la chanson d’une sorte de marécage automorphique qui rend difficile la mémorisation de l’ordre des couplets du milieu. Il est même assez difficile de n’en oublier aucun, voire de ne pas en chanter un deux fois, et là c’est le bide garanti.
Dernière exemple d’un piège de nature algébrique, un endomorphisme non surjectif qui vous envoie tout droit à la fin d’Hécatombe.
Aujourd’hui, on compte tout simplement. Knee Play, extrait de l’opéra Einstein on the beach de Philip Glass.
La plupart des « couplets » comptent 1-2-3-4-5-6-7-8. Mais certains omettent le 1. Je n’ai jamais trouvé la moindre logique là-derrière, aidez-moi à la trouver si le cœur vous en dit.
L’opéra en entier, presque trois heures de musique.
Avez-vous remarqué que les explications des profs de maths ne sont pas toujours parfaitement claires ? Par exemple comment expliquer ce qu’est un « non-anniversaire » ? Voir vers 1:37. Un joyeux non-anniversaire, dans Alice au pays des merveilles.
On aborde une autre modalité de l’usage des mathématiques en chanson, et plus généralement en art : le sous-bassement mathématique d’une œuvre. On peut arguer qu’en ce sens, les mathématiques sont partout : toute structure a son analogue algébrique ou combinatoire, etc. Je vous propose Seul de Jacques Brel : une montée, une descente, c’est numérique.
Ce dispositif me rappelle Les Djinns de Victor Hugo, déjà passés dans le blog. Le poème est en vers de deux pieds, trois pieds, etc jusqu’à des décasyllabes, puis redescend tout, une merveille d’écriture. On notera l’omission des vers de neuf pieds dans le texte d’Hugo, et des octosyllabes dans la mise en musique par Gabriel Fauré. Les Djinns.
Murs, ville, Et port, Asile De mort, Mer grise Où brise La brise, Tout dort.
Dans la plaine Naît un bruit. C’est l’haleine De la nuit. Elle brame Comme une âme Qu’une flamme Toujours suit !
La voix plus haute Semble un grelot. D’un nain qui saute C’est le galop. Il fuit, s’élance, Puis en cadence Sur un pied danse Au bout d’un flot.
La rumeur approche. L’écho la redit. C’est comme la cloche D’un couvent maudit ; Comme un bruit de foule, Qui tonne et qui roule, Et tantôt s’écroule, Et tantôt grandit,
Dieu ! la voix sépulcrale Des Djinns !… Quel bruit ils font ! Fuyons sous la spirale De l’escalier profond. Déjà s’éteint ma lampe, Et l’ombre de la rampe, Qui le long du mur rampe, Monte jusqu’au plafond.
C’est l’essaim des Djinns qui passe, Et tourbillonne en sifflant ! Les ifs, que leur vol fracasse, Craquent comme un pin brûlant. Leur troupeau, lourd et rapide, Volant dans l’espace vide, Semble un nuage livide Qui porte un éclair au flanc.
Ils sont tout près ! – Tenons fermée Cette salle, où nous les narguons. Quel bruit dehors ! Hideuse armée De vampires et de dragons ! La poutre du toit descellée Ploie ainsi qu’une herbe mouillée, Et la vieille porte rouillée Tremble, à déraciner ses gonds !
Cris de l’enfer! voix qui hurle et qui pleure ! L’horrible essaim, poussé par l’aquilon, Sans doute, ô ciel ! s’abat sur ma demeure. Le mur fléchit sous le noir bataillon. La maison crie et chancelle penchée, Et l’on dirait que, du sol arrachée, Ainsi qu’il chasse une feuille séchée, Le vent la roule avec leur tourbillon !
Prophète ! si ta main me sauve De ces impurs démons des soirs, J’irai prosterner mon front chauve Devant tes sacrés encensoirs ! Fais que sur ces portes fidèles Meure leur souffle d’étincelles, Et qu’en vain l’ongle de leurs ailes Grince et crie à ces vitraux noirs !
Ils sont passés ! – Leur cohorte S’envole, et fuit, et leurs pieds Cessent de battre ma porte De leurs coups multipliés. L’air est plein d’un bruit de chaînes, Et dans les forêts prochaines Frissonnent tous les grands chênes, Sous leur vol de feu pliés !
De leurs ailes lointaines Le battement décroît, Si confus dans les plaines, Si faible, que l’on croit Ouïr la sauterelle Crier d’une voix grêle, Ou pétiller la grêle Sur le plomb d’un vieux toit.
D’étranges syllabes Nous viennent encor ; Ainsi, des arabes Quand sonne le cor, Un chant sur la grève Par instants s’élève, Et l’enfant qui rêve Fait des rêves d’or.
Les Djinns funèbres, Fils du trépas, Dans les ténèbres Pressent leurs pas ; Leur essaim gronde : Ainsi, profonde, Murmure une onde Qu’on ne voit pas.
Ce bruit vague Qui s’endort, C’est la vague Sur le bord ; C’est la plainte, Presque éteinte, D’une sainte Pour un mort.
On doute La nuit… J’écoute : – Tout fuit, Tout passe L’espace Efface Le bruit.
Bravo à Diego qui a trouvé une solution meilleure que la mienne pour exprimer n’importe quel nombre n avec les chiffres de 2021 : 20 / 2 x 1 (en base n bien sûr). Je note que grâce aux propriétés remarquables du nombre 1, il est inutile de mettre des parenthèses pour désambigüer l’expression.
On reste entre cousins aujourd’hui, avec Bonjour ma cousine, comptine bien connue. D’ailleurs, le mariage entre cousins était courant à certaines époques, et n’est pas interdit de nos jours que je sache. Une difficulté de ces chansons traditionnelles est la piètre qualité des interprétations disponibles sur la toile. Je vous livre la moins pire que j’ai trouvée. Avec de vrais instruments comme précisé sur la pochette du disque. Bonjour ma cousine.
J’en profite pour vous passer Ma cousine de Pierre Vassiliu, qui exploite le bon vieux procédé de la fausse rime (auquel on consacrera bientôt une série).
Je vous passe aussi Ma cousine de Frankie Vincent, mais uniquement pour sa valeur documentaire.
Je me permets dans ce billet de raconter comment j’ai commencé à écrire ce blog. En 2010, j’ai été admis comme élève au département chansons de l’école nationale de musique de Villeurbanne, dans l’ensemble vocal La caravane d’Elisabeth Herbepin, qui nous a demandé de préparer une liste de chansons sur le thème de l’année : l’engagement. J’ai adoré préparer cette liste. J’ai quitté l’ensemble au bout d’un an, mais pendant des années, j’ai continué à proposer des listes de chanson à Élisabeth, voire même un thème pour l’année 2018 : Mai 68, qui fêtait son 50e anniversaire cette année là. Mon seul problème était que j’avais trop de choses à dire sur chaque chanson. Et accessoirement, personne à qui les dire.
Et puis j’ai appris qu’Aurélie, une doctorante de mon laboratoire, initiait les postdoctorants étrangers présents cette année-là à la culture française en leur envoyant chaque semaine une chanson : du Bruel, ou du Goldman, Les lacs du Connemara, des remix des années 80, etc. Je me suis mis à envoyer chaque jour par email une chanson plus conforme à mes gouts avec quelques explications : du Brassens, etc. J’ai commencé à réfléchir à différents thèmes. Le premier que j’avais prévu était celui consacré aux fausses notes en chansons, il n’est passé que bien plus tard, 45e thème abordé dans ce blog. Puis une autre collègue, Natacha, qui est aujourd’hui l’une des suiveuses les plus fidèles de ce blog, m’a montré la plate-forme « blogger », et je me suis vraiment lancé.
En attendant, j’ai pas mal discuté avec Aurélie de Patrick Bruel dont elle était une fan très ardente. J’ai alors découvert à ma grande surprise que Patrick Bruel était un auteur-compositeur-interprète. J’étais persuadé auparavant qu’il s’agissait d’un pur produit de l’industrie musicale. Avec certaines chansons que j’aimais bien, comme Place des grands hommes. Les paroles sont de Bruno Garcin, mais la musique est bien de Patriiiiick.
J’en suis même venu à me demander si Bruel n’est pas meilleur auteur qu’interprète. Parce qu’autant je trouve ses grands succès plutôt bien fichus, autant je n’aime pas du tout ses reprises. Les goût et les couleurs vous me direz… mais je garde cette question épineuse pour une série en préparation consacrée à quelques idées iconoclastes sur la chanson.